FOCUS
#19

Détourner le genre : le manège des images contre les violences sexistes et sexuelles

Avec Evi-Basile Commaille, docteure en Sciences de l’information et de la communication, chercheure à l’Institut Méditerranéen des Sciences de l’Information et de la Communication, membre de l’Observatoire des images. Son travail s’intéresse particulièrement aux dispositifs de communication contre les violences sexistes et sexuelles.

En synthèse : Dans le champ de la prévention contre les violences sexistes et sexuelles, les campagnes de sensibilisation visent à promouvoir des comportements pour mettre fin aux violences. Dès lors qu’elles créent, renforcent ou subvertissent des représentations, questionner les images et messages qu’elles véhiculent, mais aussi la réception du public, est essentiel. Le détournement du genre (abrégé « DDG ») est une forme créative qui prend le contre-pied des limites de certaines campagnes : il perturbe les relations, les normes et les représentations de genre afin de donner à voir et de faire ressentir le sexisme à l’œuvre en changeant de perspective sur les violences masculines envers les femmes. Une étude de terrain a permis de mieux comprendre la réception du DDG, mais aussi ses influences sur les attitudes sexistes.

LES LIMITES ET PARADOXES DE CERTAINES CAMPAGNES DE PREVENTION

Les violences sexistes et sexuelles sont un phénomène social d’ampleur et de genre. Par exemple, en France, plus d’une femme sur sept déclare avoir subi au moins une forme d’agression sexuelle au cours de sa vie. Dans les campagnes de prévention, on constate que les images et messages dominants s’adressent quasi-uniquement aux femmes en situation de violences, en leur demandant de « briser le silence », alors que dans les spots, ces personnages féminins sont souvent privés de capacité d’agir. C’est le premier paradoxe. Le deuxième : les hommes auteurs de violences sont quasiment toujours absents des images, et n’en sont pas la cible. Or, il est difficile de prévenir les violences si les campagnes ne les intègrent pas et ne s’adressent pas aussi à eux. Ensuite, ces campagnes traitent principalement des violences conjugales qui sont en effet centrales – mais peu d’autres formes et du sexisme lui-même. Enfin, elles se bornent aux actes : le niveau individuel des violences ne prend pas en compte le fait qu’elles relèvent d’un problème social, collectif et de genre (c’est-à-dire l’asymétrie des rapports sociaux de sexes et les rapports de pouvoir qui se jouent). Plus généralement, on manque d’études pour comprendre comment sont reçues les campagnes de sensibilisation et leur impact.

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Campagne « Contre les violences, libérons la parole ! »

Le détournement du genre en images (DGG)

Face aux limites et paradoxes qui ont été pointés, le détournement du genre est une stratégie créative alternative, mobilisée principalement dans le champ féministe, et qui consiste à perturber les relations, les normes et les représentations de genre. Les supports de sensibilisation de DDG dénoncent le continuum des violences masculines envers les femmes, c’est-à-dire les différentes formes qu’elles revêtent, tout en mettant en scène et en s’adressant à la fois aux femmes et aux hommes. Une étude en a analysé la réception (ce que pensent et ressentent les personnes face au message) et en a mesuré les influences (les effets) du côté du public en partant de trois dispositifs de détournement du genre.

Le clip musical « C.L.I.T. » et le court-métrage « Majorité Opprimée » inversent le genre, c’est-à-dire les rôles sociaux sexués entre les femmes et les hommes, mais aussi les valeurs associées au féminin et au masculin. Le premier est une parodie du clip « Saint-Valentin » d’Orelsan, dans laquelle les deux artistes, Sarah Constantin et Elvire Duvelle-Charles, renversent les propos sexistes en les appliquant sur un homme. « Suce ma bite » devient « Suce mon clit » ; « tu seras ma petite chienne » devient « tu seras mon petit chien ». Elles gardent des codes féminins qu’elles associent à des symboles de puissance, afin de se réapproprier le pouvoir. Elles se moquent aussi des clichés auxquels sont renvoyés les femmes dans les clips de rap (par exemple, le bain moussant). Dans le deuxième dispositif,

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C.L.I.T., une parodie de « Saint Valentin » d’Orelsan

Eléonore Pourriat réalise un film dystopique : celui d’une société matriarcale où ce sont les hommes qui sont les cibles de multiples violences. On suit Pierre, le personnage principal, harcelé et agressé sexuellement. Sa compagne, mais aussi une agente de police, remettent en question son discours, jugent sa tenue, le tenant pour responsable des violences qu’il a subies. Enfin, le troisième dispositif est la BD « Projet Crocodiles ». Ici, les hommes auteurs de violences sont dessinés sous les traits de cet animal, pour montrer la relation de prédation qui se joue. Les situations mises en images et en bulles sont issues de témoignages de femmes récoltés par l’artiste.

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Court-métrage « Majorité Opprimée »

Pour étudier la réception et les influences du DDG, une méthodologie mixte a été employée : trois groupes de personnes ont discuté après le visionnage d’un des trois supports ; un groupe d’étudiantes et d’étudiants a rempli un questionnaire d’attitudes sexistes avant puis après avoir visionné le clip « C.L.I.T. ». Les résultats mettent en évidence trois limites et quatre atouts du DDG.

LES LIMITES DU DÉTOURNEMENT DU GENRE EN RÉCEPTION…

Face aux images de DDG, qui contreviennent aux attentes et représentations des femmes, des hommes, du féminin, du masculin mais aussi des campagnes habituelles, certains discours dans le public font état de résistance au changement, à un niveau collectif et individuel. En allant à contre-sens du message porté, ils peuvent en limiter l’efficacité.

Tout d’abord, quelques personnes émettent une double critique : envers les féministes, dont certaines causes défendues sont jugées secondaires, puis envers la loi, envisagée comme incapable de changer les mentalités et la société. Vient ensuite un double mécanisme de rejet qui consiste, pour celles et ceux qui le mobilisent, à éviter de questionner leurpropre sexisme : ils le renvoient alors vers un « autre» stéréotypé, en évoquant les « jeunes » ou les « hommes violents », parfois décrits par des caractéristiques d’âge, de classe et de race, par exemple « les jeunes des cités » ; ou bien ils considèrent que le message s’adresserait à d’autres personnes, mais pas à eux-mêmes. Enfin, c’est la dimension genrée des violences qui est contestée, et le détournement du genre lui-même qui est remis en question. Un participant s’exprime ainsi : « Peu importe le genre de la victime, on parle de valeurs et de normes qui se sont perdues dans la société. Mettre un mec comme victime de violence, c’est caricaturer un peu la vie ».

… ET LES ATOUTS DU DGG, QUI MONTRENT SON EFFICACITÉ

Premièrement, après le visionnage des supports, les débats dans les groupes de discussion portent sur la réalité sociale des violences quotidiennes : les images, les mots et les personnages détournés rappellent des histoires vécues, vues ou entendues dans la réalité. L’égalité des sexes et le respect sont évoqués spontanément. Les groupes parlent des femmes en situation de violences, mais aussi des hommes auteurs de violences : il ne s’agit plus uniquement « d’un problème de femmes ». De plus, le DDG est réutilisé dans les échanges, comme argument, tel que « et si c’était nous [les femmes] qui violions les hommes ? ». Deuxièmement, c’est la prévention des violences et l’éducation comme leviers de l’action qui sont prônés. Parmi les réactions :

« Comme on devrait ouvrir les yeux aux enfants sur l’usage de la drogue, il faut parler [de sexualité] aux filles et aux garçons, il faut prévenir par les images. »

L’éducation envisagée inclut et dépasse les questions de genre, en portant sur la notion de respect de l’autre.

Troisièmement, les personnes sont « gênées, mal à l’aise, en suspens, choquées », face au DDG qui suscite une stimulation émotionnelle et cognitive, permettant de mieux voir et ressentir le sexisme à l’œuvre. Enfin, quatrièmement, l’étude par questionnaire avant et après le visionnage du clip « C.L.I.T. » a montré une diminution des attitudes de sexisme hostile (renvoyant à une idéologie de domination masculine et une forme hostile de sexualité) et de sexisme bienveillant (lié au maintien des femmes dans un rôle et statut inférieur). Ce résultat est crucial puisqu’il démontre directement l’influence, c’est à dire les effets mesurables, du clip de DDG sur un public d’étudiantes et étudiants.

Cette étude nous montre que la réception d’images différentes peut améliorer la compréhension des violences sexistes et sexuelles. Ces images poussent au débat et au changement. Les dispositifs de détournement du genre, et plus généralement, les contenus audiovisuels et cinématographiques ont donc un rôle à jouer pour éduquer et prévenir.

L’Observatoire des images, créé en 2021, est le premier organe associatif regroupant celles et ceux qui s’intéressent au rôle des images au cinéma, à la télévision, dans les jeux vidéos et dans les publicités, notamment sur Internet. Convaincu.e.s que les images peuvent figer les représentations et enfermer dans des stéréotypes, ou au contraire permettre l’émancipation et ouvrir le champ des possibles, les partenaires de l’observatoire se sont réunis pour réfléchir et agir ensemble, que ses membres travaillent dans la production, la distribution, le financement, la communication, la recherche, les institutions…

Les objectifs de la coalition sont notamment de : sensibiliser les pouvoirs publics, les professionnels et le public ; développer la recherche sur la réception des images et mettre en lumière les travaux existants ; agréger et soutenir les pratiques professionnelles ; valoriser les projets et les équipes soucieux de lutter contre les clichés.