FOCUS
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Nature en colère : fictions climatiques et regard écologique

Par Sophie Suma, docteure en Arts visuels et enseignante-chercheuse en Études visuelles et Histoire culturelle à l’Institut national des sciences appliquées de Strasbourg et à la Faculté des arts de l’Université de Strasbourg. Ses recherches portent sur les écologies visuelles, et sur la représentation des identités et des environnements dans les médias et plus particulièrement dans les séries télévisées. Elle coordonne le Groupe de recherche Cultures Visuelles (Accra – UR 3402), qui développe des réflexions sur les images et les savoirs visuels, ainsi que la webrevue archifictions.org dédiée aux études sur les fictions.

En synthèse : Alors que les questions environnementales sont au cœur des préoccupations contemporaines, les fictions audiovisuelles traitant de l’écologie ne cessent de captiver le public. Depuis les années 1970, plusieurs films et séries de genres environnementaux et écologiques prennent la nature comme sujet. En romantisant certaines théories scientifiques et en figurant des représentations animistes et holistes, certaines de ces fictions personnifient et anthropomorphisent la nature pour mettre les humains à l’épreuve dans un conflit perpétuel : avec quelles conséquences ?

À partir de la fin des années 1950, les problématiques écologiques et environnementales sont à l’honneur à l’écran. Des films comme Wind Across the Everglades (1959) annoncent un genre de fictions audiovisuelles sensibilisant à la préservation de la nature (alias l’environnement, alias la Terre). Ainsi, les fictions dites « environnementalistes » préventives comme The Emerald Forest (1985), Gorillas in the Mist: The Story of Dian Fossey (1988), ou The Pelican Brief (1993) deviennent de véritables références. Elles font notamment écho à des textes parus à partir des années 1960, comme Silent Spring (1962) de Rachel Carson dans lequel l’autrice relie la disparition de certains oiseaux à l’usage intensif de pesticides. Le genre se poursuit et se développe dans les récentes séries comme Tchernobyl (2019), ou The 100 (2014-2020) qui évoquent des catastrophes nucléaires, ou les telenovela brésiliennes Aruanas (2019+) et Frontera verde (2019) qui encouragent la sauvegarde de la forêt amazonienne. Mais que nous disent alors plus concrètement ce type de productions audiovisuelles de notre rapport à l’écologie ?

Des humains à l’épreuve de la nature

Dans un genre esthétique bien plus apocalyptique, les Climate fictions (Cli Fi) se développent depuis les années 1970, conduisant à l’ émergence de films paradigmatiques comme No Blade of Grass (1970), Soylent Green (1974), Waterworld (1995), The Day After Tomorrow (2004), ou 2012 (2009). De même que dans les séries comme Snowpiercer (2020+), Incorporated (2016-2017), Als de Dijken Breken (2016), ou encore Wielka Woda (2022), et The Last of Us (2023), les humains sont victimes de catastrophes naturelles et sanitaires engendrées par un ensemble de dérèglements causés par l’impact des industries humaines sur les écosystèmes environnementaux. Christian Chelebourg parle alors d’éco-fictions, Frédéric Neyrat de cinéma éco-apocalyptique.

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Soylent Green, Richard Fleischer (1974)

Or dans ce registre de productions où la nature met les humains à l’épreuve, un sous-genre encore plus singulier de fictions apparait dès les années 1970. Dans ces films et séries, la nature est présentée comme pensante, autonome, consciente, et développe des stratégies défensives autonomes. Les scénarios mettent particulièrement l’accent sur l’intelligence de la nature. Le public est alors sensibilisé à la puissance d’un territoire situé, d’espèces endémiques, ou d’un élément naturel en particulier. Dans Phase IV (1974), Saul Bass met en scène des fourmis tueuses dans le désert de l’Arizona. Dans Long Weekend (1978, et son remake de 2008), la nature du Bush australien s’organise pour faire fuir le couple de vacanciers intrusifs. Dans le film The Happening (2008) le vent pousse les humains au suicide en transportant une étrange toxine. Dans la série The Rain (2018), les hommes et les femmes sont tués par une pluie toxique mystérieuse. Au-delà d’une esthétique visant à choquer et à surprendre parfois par son réalisme dérangeant, ces images de nature en colère font écho aux visions écologiques émanant de quelques théories scientifiques qui semblent infuser les médias et les fictions audiovisuelles depuis plusieurs décennies.

La Dernière Vague, une romantisation de l’Hypothèse Gaïa

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Affiche de La dernière Vague (2019)

Dans la mini-série intitulée La dernière Vague (2019) de Raphaëlle Roudaut et Alexis Le Sec, un inquiétant nuage apparaît au-dessus de la commune fictive de Brizan, située dans les Landes françaises. Très peu de temps après, onze surfeurs disparaissent mystérieusement en mer lors d’une compétition. À leur réapparition, ces derniers sont dotés d’étranges pouvoirs et font des rêves apocalyptiques.

Les jours qui suivent, plusieurs phénomènes géologiques et sanitaires inquiétants apparaissent effectivement dans la ville. L’hypothèse de La dernière vague est de présenter une Nature (incarnée par un nuage) qui réfléchit et s’organise pour s’attaquer aux humains, car elle ne tolère plus leur égoïsme. Comme les animaux et les plantes dans Phase IV et Long Weekend, ou le vent et la pluie dans The Happening et The Rain, ici la nature se défend, se venge, ou donne une leçon à l’humanité en répondant par des catastrophes climatiques et sanitaires.

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Extrait de la série The Rain (2018-2020)

Mais puisqu’il est doué d’intentions et qu’il agit comme un organisme vivant en punissant les habitants de Brizan, ce nuage ne correspond pas uniquement à une représentation esthétique d’un phénomène naturel. Ce choix peut être vu comme une interprétation romantique de l’Hypothèse Gaïa proposée dans les années 1960-70 par le climatologue anglais James Lovelock, où la Terre y est définie comme un « superorganisme ». Or en utilisant ce terme, Lovelock ne considère pas pour autant la planète comme un organisme vivant et pensant, mais comme le produit, en constante transformation, de toutes les entités qui y vivent – des termites, aux forêts, aux humains. Accompagné de la microbiologiste Lynn Margulis, Lovelock démontre que les productions issues de l’ingénierie, c’est-à-dire qui recouvrent tout ce que construisent ou produisent les humains et les non-humains, participent de l’évolution et de la métamorphose des environnements terrestres. Il s’agit donc de prendre conscience que tous ces phénomènes ont des conséquences sur notre environnement, et que la Terre, les humains et les non-humains – acteurs de ce que Bruno Latour appelle « le collectif » – sont donc interdépendants. Selon Latour, penser que l’Hypothèse Gaïa assimile la Terre à un organisme vivant est alors un malentendu très répandu.

Personnification de la nature, entre fiction et récits écologistes

L’expérience des habitants de Brizan avec le nuage rappelle différents récits théoriques et historiques dans lesquels la Terre est personnifiée. Qu’il s’agisse des expériences animistes étudiées par Philippe Descola, ou des représentations décrites par Carolyn Merchant et retrouvées dans l’histoire des sciences de la nature depuis l’Antiquité, de nombreuses images figurent en effet une nature consciente qui serait douée d’intentions : mère protectrice et nourricière, force à craindre, entité organique, etc. Lorsque le nuage choisit de condamner à mort la population locale pour la punir, au-delà d’exercer un pouvoir divin, il se comporte en humain. Comme le suggérerait peut-être Teresa Castro, le scénario de La dernière vague traduit un animisme qui anthropomorphise le nuage. Ici la colère de la Nature renvoie à la culpabilité et à la catharsis, qui révèle l’angoisse générée par les effets pervers de la technique et des technologies humaines issues du monde moderne. Les humains et la nature sont alors représentés dans un conflit permanent, valorisant la vengeance et la domination. Si dans l’ultime épisode de La dernière vague, les surfeurs contrecarrent les projets destructeurs du nuage en communiant ensemble, ils ne travaillent pas en symbiose avec lui, mais bien contre lui, contre ses premières intentions puisqu’ils le font disparaître. Et cet effort est vain, puisque plus tard ce dernier réapparaît dans d’autres régions du monde visiblement avec le même projet vengeur.

Même si ces fictions écologistes fantasment la croissance de pensées animistes et holistes qui viseraient à pacifier ces rapports conflictuels, elles traduisent davantage une représentation naturaliste des plus conventionnelles qui rejoue le partage historique entre nature et culture en opposant les humains à une nature personnifiée qui n’a plus grand chose de “naturel”.

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Le nuage qui incarne la Nature dans La dernière Vague

Malheureusement cette contradiction empêche d’imaginer d’autres manières de représenter la dimension collaborative de la pensée écologique préfigurée par Lovelock, Margulis, Latour et d’autres avant eux. Comme le suggèrent Cyril Dion et Mélanie Laurent dans leur film documentaire Demain (2015), nous attendons donc encore que ce genre de fictions audiovisuelles soient plus positives. Ne pourraient-elles pas alors nous montrer une autre représentation des rapports possibles entre les humains et la nature, une autre vision écologique qui mettrait l’accent sur la coopération, en proposant un monde plus symbiotique, moins dual et moins aliénant, et où l’animisme et l’holisme prendraient peut-être plus de sens ? La proposition restée sans développement de l’américain Ernest Callenbach en 1975 dans son roman Ecotopia est peut-être à ce titre une piste sérieuse. L’apparition de la catégorie « Le Cinéma pour le climat » au Festival de Cannes depuis 2021 jouera peut-être un rôle dans l’émergence d’imaginaires alternatifs…

L’Observatoire des images, créé en 2021, est le premier organe associatif regroupant celles et ceux qui s’intéressent au rôle des images au cinéma, à la télévision, dans les jeux vidéos et dans les publicités, notamment sur Internet. Convaincu.e.s que les images peuvent figer les représentations et enfermer dans des stéréotypes, ou au contraire permettre l’émancipation et ouvrir le champ des possibles, les partenaires de l’observatoire se sont réunis pour réfléchir et agir ensemble, que ses membres travaillent dans la production, la distribution, le financement, la communication, la recherche, les institutions…

Les objectifs de la coalition sont notamment de : sensibiliser les pouvoirs publics, les professionnels et le public ; développer la recherche sur la réception des images et mettre en lumière les travaux existants ; agréger et soutenir les pratiques professionnelles ; valoriser les projets et les équipes soucieux de lutter contre les clichés.

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