FOCUS
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Nuremberg : le pouvoir d’influence des images

Par Sylvie Lindeperg, historienne spécialiste de la Seconde guerre mondiale et de l’histoire du cinéma. Elle travaille notamment sur les liens entre ces deux sujets et est l’autrice de l’essai « Nuremberg, la bataille des images », publié en 2021 aux éditions Payot.

En synthèse : Alors que le monde, et notamment l’Europe, renoue avec la guerre, la mémoire du procès de Nuremberg et ses enjeux ont une résonance particulière. En Novembre 1945, les quatre grandes puissances s’unissent autour d’un Tribunal militaire international qui, durant quasiment un an, jugera les chefs nazis à Nuremberg en les confrontant à leurs actes. Entendant faire rayonner leur système judiciaire, les Etats-Unis d’Amérique se lancent dans une campagne de médiatisation à partir d’images datant de la guerre, mais aussi en filmant le déroulé du procès. Les images deviennent rapidement l’objet d’une bataille à part entière, notamment lorsque les Soviétiques s’emparent à leur tour du sujet.

Depuis plus d’un an, l’Europe renoue avec la guerre, des enquêteurs recueillent les preuves des crimes commis en Ukraine et des tribunes réclament un « Nuremberg pour Poutine ». C’est l’occasion de revenir sur les enjeux du premier grand procès international à travers le prisme des images qui y jouèrent un rôle majeur et inédit.

Le procès comme enjeu de rayonnement pour les Américains

Le Tribunal militaire international mis sur pied par les États-Unis d’Amérique, la Grande-Bretagne, l’URSS et la France jugea 21 grands criminels nazis à Nuremberg de novembre 1945 à octobre 1946. Cet événement judiciaire sans précédent fut mis en œuvre par le procureur américain Jackson. Ce dernier assigna au procès des enjeux qui débordaient la question du verdict et du jugement des accusés : il entendait ériger le droit international en rempart contre les guerres d’agression et promouvoir les vertus de la justice américaine. Dès mai 1945, la délégation des États-Unis avait en effet mis au point une campagne d’information d’une immense ambition. Ce plan de communication fut porté par deux hommes qui secondaient Robert Jackson dans la préparation du procès : Gordon Dean, chargé des relations publiques, et William Donovan qui dirigeait l’OSS, le service de renseignements des États-Unis ancêtre de la CIA. Ce dernier voulait faire du procès un immense show médiatique à la gloire des Américains et transmettre au monde « le plus grand conte moral jamais raconté ». Donovan était par ailleurs convaincu de la puissance du cinéma. Il imagina donc une imbrication inédite des usages de l’image qui fut confiée à la Field Photographic Branch, section de l’OSS.

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Les accusés et leurs avocats au procès de Nuremberg, novembre 1945

En quête d’images-preuves des crimes nazis

La quête des images fut confiée à Budd Schulberg, scénariste à Hollywood et auteur du best-seller « Qu’est-ce qui fait courir Sammy ? » Pour ce jeune lieutenant de la Field Photo, il s’agissait prioritairement de prouver par l’image le premier chef d’accusation des Américains envers les anciens leaders nazis : le crime de complot en vue de déclencher des guerres d’agression.

Schulberg commença sa recherche aux États-Unis où il visionna les journaux d’actualités du IIIème Reich et le film « Triomphe de la volonté » tourné à Nuremberg par Leni Riefenstahl, lors du 6ème congrès du parti nazi. La quête se poursuivit en Allemagne à l’été 1945. L’équipe de Schulberg tenta de récupérer des films de massacres et d’atrocités que le régime hitlérien avait fait stocker dans des mines et des carrières. Cependant la Field Photo arriva chaque fois trop tard : les bobines avaient été détruites par les nazis en fuite. La chasse aux images déboucha néanmoins sur des découvertes importantes : à Babelsberg où Schuberg retrouva de nombreux films de propagande ou encore à Berlin où il découvrit les séquences du procès des accusés du complot du 20 juillet 1944 contre Hitler.

Au terme de sa mission, la Field Photo monta plusieurs « films-preuves ». Le plus ambitieux était « The Nazi Plan », un documentaire de presque 4 heures. La Field Photo réalisa également le film « Nazi Concentration Camps » qui assemblait des plans anglo-américains tournés lors la libération des camps.

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Extrait du film The Nazi Plan, réalisé par la Field Photographic Branch

La Field Photo réalisa par ailleurs le court-métrage « That Justice Be Done » qui présentait aux spectateurs les enjeux du futur procès et tentait de les mobiliser derrière l’action de Jackson. Ce film, écrit par Schulberg, constitue l’expression la plus aboutie du récit américain sur Nuremberg. Il révèle l’ampleur des crimes nazis, vante l’équité d’une justice vertueuse triomphant du mal et promeut les valeurs de la démocratie états-unienne. Le court-métrage épouse la conception juridique des faits portée par Jackson en insistant sur le crime de guerre d’agression et en promettant d’assurer la Paix par le Droit. « That Justice Be Done » sortit le 18 octobre 1945, jour de la séance inaugurale du Tribunal international réuni à Berlin. Il fut vu par des millions de téléspectateurs. La campagne d’information préliminaire des Américains se soldait par un succès.

L’enregistrement du procès : objet de tensions et point faible de la campagne

En parallèle, une seconde équipe de la Field Photo s’était consacrée au projet de filmage du procès en s’inspirant des films de prétoire hollywoodiens. Mais en août 1945, l’enregistrement des audiences lui fut retiré pour être confié aux opérateurs militaires du Signal Corps. Le dessaisissement de la Field Photo coïncida avec la montée des tensions entre Donovan, et Jackson sur la dramaturgie du procès. Le chef de l’OSS voulait privilégier la parole des témoins. Il estimait en particulier que les survivants des camps incarneraient son « grand conte moral » sur la scène judiciaire et qu’ils capteraient l’attention de la presse internationale.

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Le procureur américain Robert Jackson lors du procès de Nuremberg

Mais Jackson décida finalement de construire son dossier d’accusation sur les archives nazies, qu’il jugeait plus solides que les témoignages des victimes. Ces changements eurent des conséquences sur le destin de la campagne d’information américaine. Les premières semaines d’audiences confirmèrent tout d’abord les prédictions de Donovan : la presse se lassa très vite des longues lectures monocordes des procureurs américains. Pendant ce premier acte du procès, seuls les « films preuves » et quelques rares témoins surent raviver l’intérêt des journalistes.

La présentation de « Nazi Concentration Camps », le 29 novembre 1945, fut à ce titre un moment dramaturgique majeur. Pendant la projection, les visages des anciens leaders nazis furent éclairés par une rampe de spots. Ce dispositif permit au public et à la presse d’observer les réactions des accusés confrontés aux atrocités des camps.

Ces images leur infligèrent une punition symbolique et les placèrent au banc d’infamie. Les effets de « The Nazi Plan », documentaire sur l’époque de domination nazie, furent nettement moins satisfaisants pour les Américains. Contrairement à leurs attentes, les accusés prirent un plaisir manifeste à se revoir au temps de leur splendeur. L’assistance vit Goering, Speer ou von Schirach sourire sur leurs bancs et se rengorger devant les images du congrès nazi. Au drame moral de l’accusation, les accusés opposèrent une pantomime cynique.

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L’équipe de tournage soviétique dirigée par Roman Karmen au procès de Nuremberg

Le détournement des images en faveur des soviétiques

Une autre déconvenue attendait les Américains : les images des audiences tournées par le Signal Corps furent décevantes et elles entravèrent la couverture du procès par les journaux d’actualités. Les militaires américains firent en outre piètre figure face à leurs homologues soviétiques que le Kremlin avait envoyés à Nuremberg sous la direction du célèbre cameraman-cinéaste Roman Karmen. Cette équipe fut nettement plus habile et inventive pour surmonter les obstacles d’un tournage contraignant. Elle filma également pendant les pauses des plans très composés qui jouaient sur les frontières entre le réel et la fiction. Karmen décida même de remettre en scène les procureurs soviétiques dans le prétoire vide afin qu’ils rejouent leurs discours devant ses caméras. Le réalisateur russe monta ces images dans son film « Tribunal des Peuples » qui sortit à Moscou peu après l’énoncé du jugement. Karmen y réécrivait l’histoire du procès pour la seule gloire de l’accusation soviétique. Alors même que Nuremberg avait tourné au fiasco pour l’URSS, il recréait sur l’écran le procès dont le Kremlin avait rêvé.

La projection du documentaire en Union soviétique puis aux États-Unis prit de vitesse l’équipe de Jackson. Son propre projet s’enlisa pendant plusieurs années du fait de la guerre froide et des querelles internes du camp américain. Le film « Nuremberg et ses leçons », terminé en janvier 1949, sortit uniquement en Allemagne dans le contexte peu propice du blocus de Berlin ; il ne fut jamais distribué aux États-Unis.

Ainsi les images jouèrent-elles un rôle majeur dans le combat politique que se livrèrent les Américains et les Soviétiques tout au long du procès. Le succès du film de Karmen démontre également leur pouvoir dans le modelage de l’opinion publique ainsi que leur capacité à transformer une défaite en victoire, et réciproquement.

L’Observatoire des images, créé en 2021, est le premier organe associatif regroupant celles et ceux qui s’intéressent au rôle des images au cinéma, à la télévision, dans les jeux vidéos et dans les publicités, notamment sur Internet. Convaincu.e.s que les images peuvent figer les représentations et enfermer dans des stéréotypes, ou au contraire permettre l’émancipation et ouvrir le champ des possibles, les partenaires de l’observatoire se sont réunis pour réfléchir et agir ensemble, que ses membres travaillent dans la production, la distribution, le financement, la communication, la recherche, les institutions…

Les objectifs de la coalition sont notamment de : sensibiliser les pouvoirs publics, les professionnels et le public ; développer la recherche sur la réception des images et mettre en lumière les travaux existants ; agréger et soutenir les pratiques professionnelles ; valoriser les projets et les équipes soucieux de lutter contre les clichés.

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