FOCUS
#08

Les femmes et la tech’ : erreur 404 sur les écrans ?

Avec Women & Girls in Tech, coalition lancée en 2019 par BNP Paribas, Digital Ladies & Allies et Simplon afin de développer la représentativité des femmes dans le numérique via des contenus et évènements intergénérationnels. — En savoir plus : https://wogi.tech/

En synthèse : Si les femmes représentent une part minoritaire mais non nulle des professionnels des secteurs des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques, elles sont à l’écran souvent tenues à l’écart des enjeux technologiques. La voie est ténue entre contenus qui renforcent les stéréotypes de genre et figure masculine du geek. Toutefois, des modèles existent et des initiatives visant à sortir des clichés montrent qu’il est possible d’intervenir pour sensibiliser tant la chaîne de production et de diffusion que le grand public.

24% des emplois du secteur des sciences, technologie, ingénierie et mathématiques (STEM) dans le monde sont occupés par des femmes, qui ont conçu 22% des algorithmes, occupent 11% des postes dans la cybersécurité et 16,9% des sièges dans les conseils d’administration. Si presque 25% des services et appareils technologiques que nous utilisons ont été développés par des femmes, le héros qui s’affiche à l’écran derrière un ordinateur ou dans un laboratoire est, de longue date, plutôt un homme blanc, que ce soit dans les films au cinéma (Appelez moi Johnny 5 de Kenneth Johnson, 1985), dans les séries télévisées (Code Lisa de Robert K. Weiss, 1994), ou dans les dessins animés (Gary dans Les Simpson de Matt Groening, depuis 1989). Encore aujourd’hui, les femmes à l’écran sont souvent tenues à l’écart des enjeux technologiques.

DES CONTENUS QUI RENFORCENT LES STÉRÉOTYPES DE GENRE

En Belgique, seuls 44% des rôles principaux dans les fictions sont tenus par des femmes, et leur rôle est à 60% associé à leur place de mère de famille. Elles ne sont que 33% liées à un rôle scientifique parmi les contenus pour enfants britanniques. Au lieu d’offrir une plus grande visibilité aux femmes de sciences, les contenus diffusés sur les écrans ont en fait tendance à creuser l’écart entre les hommes et les femmes.

Ainsi de nombreuses inventions dans les domaines de l’informatique ou de la mécanique sont le fait de femmes, qui ne reçoivent ni le même crédit ni la même lumière que les inventeurs. Même si en plateau, le taux de femmes expertes, passant à la télévision et à la radio, continue de progresser avec une présence en 2020 de 41 % de l’ensemble des spécialistes invités, les femmes ne sont toujours pas représentées dans notre culture visuelle et populaire comme une force d’innovation ou de création. Ceci entretient une double dynamique perverse : les contenus audiovisuels se font le reflet d’inégalités réelles, sans proposer de modèles féminins qui puissent être vecteurs de changements. Pire encore, ces contenus entretiennent et renforcent les stéréotypes de genre. La sociologue autrichienne Eva Flicker a ainsi mis en évidence 7 figures stéréotypées de la femme scientifique que l’on retrouve souvent dans des contenus audiovisuels populaires : la “vieille fille”, la femme coriace qui libère les autres femmes, l’experte un peu naïve, la méchante comploteuse, la fille du scientifique ou l’assistante, l’héroïne solitaire et la très à la mode “maligne beauté numérique”, qui reflète la popularité croissante du personnage du hacker/développeur.

Les femmes associées aux technologies sont ainsi :

  • souvent mises en scène comme assistantes passives, peu au fait des technologies, soutenant leurs patrons héroïques ; le scientifique étant généralement un homme contrairement à sa secrétaire ou l’assistante de laboratoire. Sur les plateaux télévisés, le discours scientifique est souvent monopolisé par les hommes. Par exemple, en France, durant la crise dite du COVID, les femmes ne représentaient que 27% et 40% des médecins et  pharmaciens interrogés alors même qu’elles représentent 46% et 60% de l’ensemble de la profession.
  • plus dénudées et sexualisées que les personnages hommes associés aux technologies (31,5% sont présentées comme attirantes contre 15,2% pour les hommes) — par exemple, dans James Bond, Christmas Jones, spécialiste en physique nucléaire, interprétée par Denise Richards (Le monde ne suffit pas de Michael Apted, 1999), contre Valdo Obruchev, scientifique disparu, interprété par l’acteur David Dencik (Mourir peut attendre de Cary Joji Fukunaga, 2021)
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Le scientifique homme dans James Bond :
Valdo Obruchev, Mourir peut attendre, 2021

Elles sont d’ailleurs régulièrement cantonnées à des rôles de “femme fatale” devant nécessairement user de leurs charmes plutôt que leurs facultés intellectuelles pour obtenir ce qu’elles désirent. Les hommes ne sont eux pas assujettis à ces contraintes esthétiques et peuvent être librement laids voire grotesques puisque c’est leur expertise qui justifie leur pertinence dans la narration ;

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La scientifique femme dans James Bond :
Christmas Jones, Le monde ne suffit pas, 1999

  • liées à un homme, qui les manipule ou les influence et à qui elles doivent leurs capacités techniques. Dans Interstellar de Christopher Nolan (2014), les deux personnages principaux féminins, Dr Amelia Brand (Anne Hathaway) et Murphy Cooper (Jessica Chastain) n’exercent leurs métiers qu’aux regards de leurs figures paternelles respectives ;
  • prises par leurs émotions : ainsi de Jules Ostin, interprétée par Anne Hathaway, dans Le stagiaire de Nancy Meyers (2015), entrepreneuse dans le monde des jeunes pousses technologiques, dont la capacité à mener son activité professionnelle est malmenée par son histoire d’amour et familiale ;
  • gauches et maladroites : dans le dessin animé Scooby-Doo (depuis 1969), Véra, qui incarne le personnage le plus intelligent du groupe d’amis, fait souvent l’objet d’un ressort comique qui la ridiculise. Célibataire, elle est caractérisée par des traits physiques qui ne correspondant pas aux critères de beauté usuels, et ne cesse d’être prise dans des scènes un peu loufoques. Par opposition, Daphné, qui est dessinée selon les normes de beauté classiques et vit une histoire d’amour avec Fred, le personnage masculin dépeint comme séduisant, apparaît plus souvent à l’écran alors même que c’est le plus souvent l’ingéniosité de Véra qui sort le groupe d’affaire.

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Daphné , Scooby-Doo


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Vera , Scooby-Doo

LA GEEK-FEMME ÉTAIT UN HOMME

En parallèle, lorsqu’un film ou une série organise son arc narratif de manière substantielle autour d’un personnage féminin impliqué dans des activités scientifiques ou technologiques, il n’est pas rare que sa représentation emprunte alors de nombreuses caractéristiques masculines :

  • Lisbeth Salander, interprétée par Noomi Rapace dans Millenium de Niels Arden Oplev (2009) s’inscrit dans tous les codes de représentation de la figure du “geek”. Son personnage repose sur une succession de stéréotypes qui la constituent activement comme un personnage marginal. Son apparence physique est très androgyne, ses habits, sa coiffure et son maquillage sont
    volontairement décalés et dérangeants, tandis que son attitude est globalement hostile et taciturne ;
  • Chloé O’Brian, interprétée par Mary Lynn Rajskub dans la série 24 heures Chrono de Joel Surnow et Robert Cochran (2001-2014) est la spécialiste en informatique de la cellule anti-terroriste. L’informaticienne de génie s’inscrit elle aussi dans le schéma d’une féminité brillante mais lunatique, irascible et obsessive, et fait passer la réussite des missions qui lui sont confiées avant ses émotions, au risque de rester très isolée et
    sans vie sociale ;
  • Rebecca Webb, interprétée par Hannah Ware, dans la série britannique The One de Howard Overman (2021) est celle qui a développé l’application sujet de la fiction. Elle est une scientifique brillante à la tête d’un empire mêlant sciences et technologies. Dépeinte comme « forte » et sans pitié, elle maîtrise et écrase tous les obstacles qui se mettent sur son passage et n’hésite pas à faire preuve de cruauté pour arriver à ses fins. Privilégiant le succès et la connaissance à l’amour, elle s’arroge autant de caractéristiques généralement attribuées au genre masculin.

Or, les images véhiculées par les écrans façonnent nos imaginaires et ont des répercussions concrètes sur la capacité de projection des femmes dans le secteur des STEM. L’ensemble des images, qu’elles soient fictionnelles ou non, s’inscrivent dans le projet de construction d’une réalité opérée par leurs créateurs. Pour les minorités ou les femmes, les choix liés à leur visibilité et les traits de celle-ci ne sont pas anodins.

Leur représentation au cinéma, à la télévision, dans la publicité ou les jeux-vidéo revêtent des enjeux politiques, puisqu’elle fixe et détermine le rapport au reste de la société. Les écrans peuvent donc aider à réduire les stéréotypes et ouvrir les imaginaires.

DES MODÈLES MINORITAIRES À METTRE EN VALEUR

Certaines oeuvres de fiction, dont certaines à fort succès, permettent de briser les codes et d’offrir des alternatives montrant les femmes comme :

  • exerçant de hautes responsabilités et possédant une expertise scientifique : ainsi, dans l’univers de la fiction, Star Trek de Gene Roddenberry (depuis 1966) met en scène Nyota Uhura, interprétée par Nichelle Nichols, comme l’un des premiers rôles importants accordés à une femme noire. Sa présence à bord de l’Enterprise NCC-1701 en tant que lieutenante, plus gradée que certains hommes de l’équipage, est ainsi hautement symbolique. Plus récemment, Black Panther de Ryan Coogler (2018) propose le personnage de Shuri, interprété par Letitia Wright, qui brise les stéréotypes liés à la représentation des femmes scientifiques et offre le portrait d’une féminité contrastée et brillante sans stéréotype. Dans l’univers des séries, 3615 Monique d’Emmanuel Poulain-Arnaud et Armand Robin (2020) propose le personnage de Stéphanie, interprété par Noémie Schmidt, à la tête de l’équipe d’hommes chargée du développement du service de messagerie numérique qu’elle a l’idée de lancer. Indépendante et forte en affaires, elle s’impose comme la figure d’autorité du groupe face à des figures masculines maladroites et dissipées ;
  • combatives et courageuses : à l’image des espionnes du dessin animé, Totally Spies de Vincent Chalvon-Demersay et David Michel (2002 à 2013). Ces personnages ont ouvert la voie à une diversification progressive des identités féminines dans les programmes destinés à la jeunesse au début des années 2000 ;
  • plus aguerries que leur entourage masculin : ainsi, dans le film de science-fiction Contact de Robert Zemeckis (1997), Jodie Foster est seule à imaginer pouvoir développer une communication avec des vies extraterrestres, tandis que dans Contagion de Steven Soderbergh, (2011), Kate Winslet est une lanceuse d’alerte sur la gravité d’une pandémie que tous minimisent. Ces deux personnages ont un rôle essentiel dans les narrations et la résolution des intrigues.
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Lieutenant Nyota Uhura (Nichelle Nichols),
Star Trek

DES PROJETS À DÉVELOPPER POUR DÉS-INVISIBILISER

De nombreuses figures féminines des STEM sont encore manquantes à l’écran : des biopics sont à écrire, des histoires à dessiner. Des ateliers et bourses de scénarios pourraient être lancés afin que certaines apparaissent enfin à l’écran. Aucune excuse, elles existent et leurs vies sonnent déjà comme des films à grand budget ! Ainsi l’américaine Tabitha Babbitt devenue membre des Shakers au sein de la communauté de Harvard invente la scie circulaire, la tête de rouet et la prothèse dentaire au XVIIIe siècle ; l’anglaise Josephine Cochrane invente le lave-vaisselle en 1886 ; l’américaine Mary Anderson crée les essuie-glaces en 1903 (alors qu’à la même époque une loi en vigueur dans certains Etats américains n’autorisent les femmes à conduire qu’à
condition que leur époux court devant le véhicule en agitant un drapeau prévenant le danger), Grace Hopper vice amirale de l’US Army, invente et programme en 1952 le premier compilateur pour les langages informatiques (langage COBOL). De telles personnalités mériteraient d’être mises en lumière afin de de mettre en avant toute la diversité et la complexité des profils des femmes scientifiques et inventrices.

Dès à présent, des initiatives contribuent à changer les imaginaires. Ainsi de l’association Femmes et Cinéma, qui chaque année avec France Télévisions via son programme “Femmes actives” accompagne des projets de courts-métrages mettant en scène des femmes dans le monde du travail, et organise des tables rondes et des conférences en  milieu scolaire pour sensibiliser le jeune public.

De même, la structure Impact Film co-produit des films de fictions et de longs-métrages faisant intervenir des personnages de femmes indépendantes, en intégrant notamment dans sa ligne éditoriale celles qui sont actives dans le secteur des sciences et de la technologie. Au même moment, la fondation franco-suisse Womanity développe, d’un côté, depuis 2007 le programme Girls can Code notamment en Afghanistan ayant permis de former 34 200 jeunes filles et 1 100 professeurs à la programmation informatique, et de l’autre, des programmes audiovisuels pour une audience arabe mettant en scène des jeunes femmes déconstruisant les clichés et stéréotypes.

Afin de conforter cette dynamique, reste à sensibiliser l’ensemble de la chaîne de production des contenus audiovisuels : financement, distribution, production, diffusion…

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Shuri (Letitia Wright), Black Panther

L’Observatoire des images, créé en 2021, est le premier organe associatif regroupant celles et ceux qui s’intéressent à l’influence des représentations au cinéma, à la télévision, dans les jeux-vidéo et dans les publicités, notamment sur Internet.

Convaincus que les images peuvent figer les représentations et enfermer dans des stéréotypes, ou au contraire permettre l’émancipation et ouvrir le champ des possibles, les partenaires de l’observatoire se sont réunis pour réfléchir et agir ensemble, que ses membres travaillent dans la production, la distribution, le financement, la communication, la recherche, les institutions…

Les objectifs de la coalition sont notamment de :
– sensibiliser les pouvoirs publics, les professionnels et le public ;
– développer la recherche sur la réception des images et mettre en  lumière les travaux existants ;
– agréger et soutenir les pratiques professionnelles ;
– valoriser les projets et les équipes soucieux de lutter contre les clichés.

— Rejoignez-nous : observatoiredesimages.org !