FOCUS
#18
Rendre visible les invisibles : « Chair tendre », mode d’emploi ?
Avec Yaël Langmann, scénariste et coréalisatrice de la série « Chair Tendre », membre de l’Observatoire des images. Après avoir cumulé depuis septembre 2022 plus d’un million de vues sur France·tv Slash et en première partie de soirée sur France 5, la série est disponible en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient sur Disney+ en 2023.
En synthèse : Rendre visibles les invisibles sur les écrans est une démarche souvent saluée une fois l’œuvre terminée. Toutefois, les écueils pour y parvenir sont nombreux. A travers l’expérience de la série « Chair tendre », il est possible d’en dresser la liste et de concevoir un premier mode d’emploi pour les surmonter : 4 points méritent une attention particulière.
Environ 1,7% de la population naît avec des caractéristiques intersexes, ce qui est comparable au nombre d’enfants qui naissent avec les cheveux roux. Pourtant les personnes intersexes sont quasi-absentes des écrans, que cela soit au cinéma ou à la télévision. En plaçant au cœur de la série « Chair Tendre » un personnage intersexe, Yaël Langmann brise ce silence. L‘origine de la série est une envie de hurler : à l’âge de 17 ans, Yaël s’est retrouvée impuissante face à la marginalisation d’une personne de son âge qu’elle connaissait. Celle-ci, à l’aise dans son corps, son identité et sa sexualité, a vu sa vie basculer à la suite d’un banal examen médical durant lequel il lui a été annoncé qu’elle était « hermaphrodite » ou encore « anormale », et qu’il lui fallait suivre des opérations pour « réparer » son corps. Avec « Chair Tendre », Yaël a voulu avant tout rendre visible un sujet invisible. Dans cet entretien avec l’ODI, elle met en lumière quatre points d’attention pour porter à l’écran un sujet invisibilisé.
1. Trouver des allié·e·s
Lorsque j’ai voulu lancer le projet, j’ai d’abord reçu des réactions du type : « Pourquoi veux-tu raconter cela ? » ou bien « Cela n’existe pas. », « Cela me dégoûte. », « Tu n’es pas légitime. »… D’autres appréciaient le projet mais m’indiquaient qu’il serait impossible de le financer. Puis, j’ai rencontré une alliée : Clara Laplace qui allait devenir ma productrice. Elle a tout de suite été convaincue qu’il fallait unir nos forces et nous battre pour ce projet, tant d’un point de vue cinématographique que pour
les chances que nous avions de faire connaître une condition extrêmement complexe, invisible et inconnue ! Cette envie de faire bouger les lignes nous a portées, surtout dans les moments de doutes. La rencontre avec Slash, et notamment Sened Dhab, a ensuite été aussi fabuleuse : la plateforme a compris tout de suite ce que nous voulions produire, tout en nous laissant très libres. Pour écrire, je me suis reposé sur l’expertise de membres de la société civile : j’ai contacté avec ma productrice le collectif Intersexe activiste avant de commencer à écrire le scénario. Il est important de travailler avec les personnes concernées par le sujet que l’on traite quand on ne l’est pas directement. Nous avons proposé à son président de devenir consultant sur le projet, ce qu’il a accepté. Cette collaboration était pour moi fondamentale, par honnêteté intellectuelle et par désir de justesse. Ces rencontres ont été fabuleuses de pédagogie et de générosité pour m’apprendre ce que je ne connaissais pas encore.
2. Construire des personnages en dehors des clichés
Il était primordial pour moi d’éviter une narration documentaire ou pathologisante. Je ne voulais pas fétichiser le personnage de Sasha. Ce personnage intersexe est avant tout une personne comme les autres avec sa personnalité, ses grâces, ses failles, sa famille, son rapport aux autres, ses goûts propres. Le mot « intersexe » n’est mentionné qu’au 3ème épisode, afin que l’audience apprenne la condition de Sasha en même temps qu’elle, et puisse d’abord s’attacher à elle avant de le savoir. Parmi l’expertise que je suis allée chercher, j’ai aussi utilisé le test proposé par l’association « Représentrans » qui liste les erreurs à ne pas faire lorsque l’on évoque une personne trans dans une histoire. Par exemple ce test incite à éviter de représenter un personnage en train de s’habiller ou de se maquiller ou bien à éviter les scènes d’exposition du corps du personnage, que cela soit dans un miroir ou par le regard d’autrui.
3. Se laisser surprendre par le casting
Nous voulions initialement que le rôle de Sasha soit tenu par une personne qui ne soit pas cisgenre, c’est pourquoi nous avons publié des annonces auprès de beaucoup d’associations intersexe et trans. Nous avons vu des profils très variés, mais pas de personne intersexe : en général les intersexes se découvrent intersexe à l’âge des personnages, et après la déflagration identitaire que cela génère il n’est pas envisageable de s’afficher aux yeux de tous comme intersexe, même dans un rôle de composition.Nous avons finalement choisi Angèle Metzger, qui est la comédienne qui nous touchait le plus dans l’interprétation.
Elle-même a toutefois failli refuser le rôle, car elle trouvait, en tant que cis, sa position éthiquement compliquée. Les militants du collectif Intersexe activiste partageaient notre choix. Nous avons beaucoup discuté avec elle, et elle a fini par accepter. D’autre part — et cette information est inédite : nous avions décidé d’aborder le casting de façon très libre, en prenant des comédiens trans pour jouer des personnes cis, en échangeant des rôles masculins et féminins, etc., au fil des rencontres avec les talents artistiques.
4. Anticiper la réception
Je m’étais dit que si une seule personne apprenait ce qui se cache derrière le mot intersexe grâce à la série, j’aurais fait ma part. Pour fabriquer ce projet, nous nous sommes mis en risque tout en pensant rester confidentiel en termes d’audience et de visibilité. Finalement la série a rencontré un franc succès, notamment grâce au prix que nous avons gagné au festival « Séries Mania » et à l’écho médiatique. Nous avons reçu beaucoup de réactions très émues, reconnaissantes, pleines d’espoir. Mais toutes n’ont pas été positives. Un de nos comédiens qui affiche son intersexuation sur les réseaux sociaux a reçu des menaces de mort et des torrents d’insultes le visant directement. J’ai essayé de compter, et puis j’ai arrêté à plus de 10 000 commentaires monstrueux à son égard, ou concernant les intersexes en général. J’ai aussi eu ma part.
« Plus on embrasse son sujet, moins on en a peur, plus on ignore la rumeur lourde du monde qui peut être terrorisante, plus on peut s’amuser à porter des voix hautes. »
Au moment de se lancer dans un projet permettant de rendre visible l’invisible, il faut donc prendre du plaisir à s’y engager, à inventer de nouveaux modèles, à se creuser la tête pour embaucher des profils nouveaux qui seront les mieux à même de fabriquer ces nouveaux sujets. Mélanger les équipes, du développement jusqu’à la post-production, s’amuser à fuir l’homogénéité. Plus on embrasse son sujet, moins on en a peur, plus on ignore la rumeur lourde du monde qui peut être terrorisante, et plus on peut s’amuser à faire porter des voix hautes.
L’Observatoire des images, créé en 2021, est le premier organe associatif regroupant celles et ceux qui s’intéressent au rôle des images au cinéma, à la télévision, dans les jeux vidéos et dans les publicités, notamment sur Internet. Convaincu.e.s que les images peuvent figer les représentations et enfermer dans des stéréotypes, ou au contraire permettre l’émancipation et ouvrir le champ des possibles, les partenaires de l’observatoire se sont réunis pour réfléchir et agir ensemble, que ses membres travaillent dans la production, la distribution, le financement, la communication, la recherche, les institutions…
Les objectifs de la coalition sont notamment de : sensibiliser les pouvoirs publics, les professionnels et le public ; développer la recherche sur la réception des images et mettre en lumière les travaux existants ; agréger et soutenir les pratiques professionnelles ; valoriser les projets et les équipes soucieux de lutter contre les clichés.