FOCUS
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Le jeu vidéo : un « no woman’s land » ?

Avec l’association Women in Games France, créée en 2017, qui œuvre pour la mixité dans l’industrie du jeu vidéo en France. Son objectif est de doubler le nombre de femmes et de personnes non-binaires dans l’industrie en dix ans.

En synthèse : Si le jeu vidéo a longtemps été considéré comme un « no woman’s land », marketé comme un jouet pour les garçons et terreau fertile d’un sexisme décomplexé, le secteur évolue, lentement mais sûrement, en vue d’une meilleure représentativité des femmes en tant que joueuses, personnages et professionnelles de l’industrie.

Aux manettes, l’impossible mixité ?

L’industrie vidéoludique est la plus importante au monde, loin devant la musique et le cinéma. En France la filière compte 1 200 entreprises et employait près de 12 000 personnes en France en 2018, dont seulement 22% de femmes – et ce pourcentage baisse à 6% dans les métiers techniques et 11% aux postes de direction.

Pourtant c’est une femme, Ada Lovelace, qui a écrit le premier programme informatique de l’Histoire, avant même l’arrivée de l’ordinateur moderne. Et pour cause : jusque dans les années 1950 ce domaine, perçu comme peu qualifié, était réservé aux femmes !

L’avènement de Microsoft et Apple dans les années 1980 vient changer la donne. Le succès de leurs produits crée un tel engouement qu’une partie des aspirants informaticiens délaissent l’ingénierie du matériel informatique pour s’orienter vers le développement logiciel. L’attrait des hommes pour ces métiers, plus valorisés, mène à la diminution de la part des femmes dans les cursus concernés. Celles-ci ont pourtant compté jusqu’à 37% des étudiant·e·s américain·e·s en informatique en 1984 , un pic qui ne sera plus jamais atteint.

A ce phénomène s’ajoute une réalité qui dissuade les femmes de faire carrière dans l’industrie. Ainsi un rapport publié en juin 2022 par la fédération syndicale internationale Uni Global révèle que 35 % des salarié.es du secteur ont déjà été victimes de harcèlement sexuel. Les sociétés concernées ont réagi par des mesures variées : licenciements, sanctions, remaniements du top management, nomination de responsables diversité et inclusion, actions de prévention… Les prochaines années permettront d’évaluer la pertinence et l’impact de ces mesures.

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Ada Lovelace, première programmeuse

Ces problématiques existent aussi dans le jeu comme en témoigne la campagne « Don’t change your name, change the game » : lorsque les joueur·euses adoptent des pseudonymes féminins, ils se font immédiatement harceler. Malgré cela depuis plusieurs années les chiffres sont formels : un joueur sur deux est une joueuse. Les statistiques progressent donc dans le bon sens, mais la route est encore longue avant d’assurer une représentativité des femmes dans l’industrie du jeu vidéo, devant et derrière l’écran. Or, c’est en favorisant la diversité dans les studios que les représentations à l’écran seront plus authentiques et respectueuses, attirant ainsi de nouvelles consommatrices… qui souhaiteront peut-être rejoindre les rangs des professionnelles du jeu vidéo ! Tout l’enjeu réside dans la création de cette dynamique vertueuse.

De trophée à héroïne, l’histoire du personnage féminin

Quand les premiers héros humanoïdes voient le jour, l’industrie vidéoludique est donc portée par la croyance que les contenus sont conçus par des hommes, pour des hommes. Ils privilégient les personnages masculins comme Mario, Donkey Kong ou encore BJ Blaskowitz. Si l’on compte quelques personnages féminins jouables, il s’agit souvent de femmes-trophées, prétextes narratifs et récompense pour le héros de genre masculin. Les exemples les plus célèbres sont ceux de la princesse Peach, que Mario et Luigi ne cessent de secourir pour s’attirer ses faveurs, et de Zelda, demoiselle en détresse ballotée entre des personnages hommes Link et Ganondorf. 

Pourtant les premières consoles et plateformes vidéoludiques n’étaient pas genrées : les bornes d’arcade étaient installées dans des lieux publics, et des jeux comme Pacman ou Space Invaders ne ciblaient pas un public spécifiquement masculin. Mais au cours des années 1980 on commence à commercialiser le jeu vidéo comme un produit à destination des garçons : en 1989, la sortie de la « Game Boy » par Nintendo entérine cette perception.

Avec l’amélioration des performances graphiques les personnages féminins deviennent des objets de désir : leurs formes, leurs cheveux, leur visage sont mis en avant dans un objectif de séduction. C’est l’ère de l’hypersexualisation. Par exemple, dans Metroid (1986), le personnage de Samus Aran est recouvert d’une épaisse armure qui masque son genre durant les différents tableaux de jeu. Mais une fois que le joueur a remporté la victoire, elle se dévoile (au sens propre et figuré) pour récompenser sa performance. Plus le jeu est terminé rapidement, plus elle est dévêtue, jusqu’à se montrer en bikini. Elle passe d’un personnage aux qualités normalement attribuées aux héros masculins (force, courage…) à une image à contempler, donnée comme récompense. Elle est réduite à son corps ; d’abord sujet agissant, elle n’est plus qu’un objet désiré. Or, les héroïnes peuvent également être très appréciées dans les univers vidéoludiques : la série Netflix Arcane, inspirée du jeu League of Legends, connaît un grand succès d’audience alors qu’elle est centrée autour de deux personnages féminins du jeu.

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Samus Aran à la fin du premier opus de Metroid

Les initiatives en faveur d’une meilleure représentation

Des personnalités d’horizons divers se sont engagées pour rendre l’industrie du jeu vidéo plus inclusive, à l’exemple d’Anita Sarkeesian, créatrice de l’ONG Feminist Frequency, d’Adrienne Shaw, universitaire spécialisée dans les questions de représentation, et Aderyn Thompson, influenceuse et consultante sur la diversité et le handicap pour Ubisoft, parmi les plus influentes.

De nombreuses organisations, associations et collectifs oeuvrent aussi pour plus de mixité. Entre autres exemples : Stream’Her est une communauté d’entraide et de mise en avant des femmes dans le monde du streaming ; Afrogameuses milite pour une meilleure représentation des personnes racisées ; Witchgamez sensibilise au sexisme dans la pratique du jeu vidéo. Le guide « Représenter la diversité » a été publié par le collectif Game Impact, comme une boîte à outils à destination des designers professionnel·les qui souhaitent concevoir des personnages de manière plus variée et respectueuse en termes de genre, d’ethnie et de validité, et de celles et ceux qui souhaitent se sensibiliser au sujet.

Ces actions sont primordiales, car en diversifiant leurs équipes de création, les entreprises tendent à produire des contenus plus justes, plus riches, plus nuancés, leur permettant de toucher une cible moins homogène (que celle-ci soit composée de femmes mais aussi de personnes racisées ou LGBTQ+), qui sera plus encline à rejoindre une industrie qui les considère et les inspire.

De son côté, Women in Games France déploie ses actions à travers trois piliers : informer les femmes sur les métiers et opportunités du secteur, soutenir leur développement quand elles y travaillent et sensibiliser les professionnel·le·s à l’intérêt de la mixité.

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Tyler, personnage transgenre de Tell Me Why

Parmi ces initiatives, l’association a développé un incubateur eSport pour aider les joueuses à rejoindre la scène compétitive. En effet seulement 7% des eSportives jouent en amateur avec classement et compétition. La saison 2021-2022, en partenariat avec Riot Games (League of Legends, Valorant) et Ubisoft (Rainbow 6: Siege) a permis aux joueuses accompagnées d’être coachées, de rencontrer des professionnel.les et de participer à des compétitions internationales. Le documentaire Legend(e)s, disponible sur Youtube, relate le parcours de deux d’entre elles.

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Légend(e)s, le documentaire

C’est un effort conjoint entre associations, collectifs, gouvernements et entreprises qui permettra d’améliorer la représentation des femmes dans le jeu vidéo de manière concrète et durable, que celles-ci soient devant ou derrière l’écran, afin d’exploiter pleinement le potentiel formidable de la première industrie culturelle au monde, au bénéfice de toutes et tous.

L’Observatoire des images, créé en 2021, est le premier organe associatif regroupant celles et ceux qui s’intéressent au rôle des images au cinéma, à la télévision, dans les jeux vidéos et dans les publicités, notamment sur Internet. Convaincu.e.s que les images peuvent figer les représentations et enfermer dans des stéréotypes, ou au contraire permettre l’émancipation et ouvrir le champ des possibles, les partenaires de l’observatoire se sont réunis pour réfléchir et agir ensemble, que ses membres travaillent dans la production, la distribution, le financement, la communication, la recherche, les institutions…

Les objectifs de la coalition sont notamment de : sensibiliser les pouvoirs publics, les professionnels et le public ; développer la recherche sur la réception des images et mettre en lumière les travaux existants ; agréger et soutenir les pratiques professionnelles ; valoriser les projets et les équipes soucieux de lutter contre les clichés.

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