FOCUS
#31

La femme-objet au ciné : mythe ou réalité ? L’IA au service de la recherche sur les représentations.

Par Lucile Sassatelli, chercheuse à l’Université Côte d’Azur, et Lea Andolfi, doctorante en Communication au CELSA-Sorbonne, en collaboration avec Chut!, le magazine trimestriel qui explore l’impact du numérique et des technologies dans nos vies.

En synthèse : Alors que le male gaze est de plus en plus pointé du doigt, le projet TRACTIVE développé par 6 laboratoires français vise à développer un moyen de détecter automatiquement, avec l’intelligence artificielle, l’objectification des femmes à l’écran. Une avancée significative afin d’enrichir les études et discussions autour des inégalités de genre et leur représentation.

Depuis quelques mois, une nouvelle tendance #Writtenbyaman dénonçant le male gaze (regard masculin), est apparue sur Tiktok : les utilisatrices de la plateforme se mettent en scène à la manière d’un personnage de film cliché, écrit par un homme. Souvent, il s’agit de se filmer de manière ultra-sexy dans une situation pas du tout adaptée, comme faire la cuisine en sous-vêtements. Lorsqu’il a été décrit par John Berger dans l’art en 1972, puis par Laura Mulvey au cinéma en 1975, ni l’un ni l’autre n’auraient pensé que leur concept de male gaze serait si intégré dans la culture populaire en 2024 que des internautes chercheraient comment s’y conformer. 

Avant #MeToo, plusieurs chercheurs et chercheuses ont commencé à décortiquer les inégalités de genre à l’écran. Premier coupable : l’objectification des femmes, c’est-à-dire leur représentation à l’écran comme objets de désirs et non sujets actifs dans l’intrigue. Par opposition, les personnages masculins seraient les forces directrices de l’action, et les relais du point de vue des audiences. En bref, à l’écran, les hommes regardent et les femmes sont regardées. 

 Aujourd’hui, une étude est menée par le projet TRACTIVE (TowaRds A Computational mulTImodal analysis of film discursiVe aEsthetics), financé par l’Agence nationale pour la recherche, né à l’Université Côte d’Azur avec Dr. Lucile Sassatelli et Dr. Hui-Yin Wu, qui implique aujourd’hui six laboratoires français en informatique, linguistique et sciences sociales. Son but : développer un moyen de détecter, avec l’intelligence artificielle, l’objectification des femmes à l’écran. Cette avancée serait très importante pour les sciences sociales car elle ouvre la voie à de nouveaux outils pour étudier les représentations à l’écran, mais aussi elle est également innovante pour l’informatique. En effet, elle permet de répondre à une question encore nouvelle : peut-on entraîner un algorithme d’intelligence artificielle à identifier des concepts aussi complexes que l’objectification ? Autrement dit, ces analyses du male gaze, souvent disqualifiées comme subjectives et tendancieuses, mettraient-elles bien en évidence des motifs si tangibles de représentation qu’un algorithme pourrait aussi les repérer ?

Comment déceler et révéler le male gaze ?

Après avoir été très débattues ces dernières années, les inégalités de genre persistent à l’écran.  Plusieurs études ont cherché à mesurer la place des femmes au cinéma.

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L’institut Annenberg publie un compte-rendu de la place des femmes et minorités à Hollywood tous les ans, et le rapport Cinégalités l’a fait récemment dans le cinéma français. Le baromètre de l’Arcom (alors CSA) a mesuré la diversité à l’antenne et dans la presse et on peut accéder à ses résultats de 2011 à 2020. On y apprend par exemple qu’en 2020, le temps de parole à l’antenne des femmes est resté cantonné à 35%. Ces études très détaillées mesurent, en plus de la présence seule, la proportion de femmes en fonction du genre de l’émission (seulement 13% pour le sport en France) ou encore si les rôles ont une connotation positive ou négative. 

Cependant, il n’existe pas encore d’outils pour mesurer, au-delà des proportions, comment les femmes et minorités sont représentées. Or, à quantité égale, la manière dont les personnages féminins apparaissent est cruciale pour réfléchir aux stéréotypes mis en scène. Chercher à identifier la façon dont ces stéréotypes se traduisent à l’écran a été une première difficulté à laquelle a fait face le projet TRACTIVE. Il vise à produire un outil qui pourra détecter automatiquement, dans la voix, le regard, l’apparence, la posture ou encore les façons de filmer, les schémas complexes de l’objectification choisis pour créer le film. 

Mais quels sont ces “motifs d’objectification” ?

Pour cela, il faut pouvoir prendre en compte plusieurs critères : les dialogues attribués aux personnages sont un exemple évident, mais aussi les activités qu’elles effectuent. Selon Cinégalités, les femmes ont presque deux fois plus de risques d’être représentées en train d’effectuer du travail domestique. L’apparence et le costume sont deux autres critères importants pour penser la représentation des femmes : pensons au célèbre bikini doré de la princesse Leia dans Star Wars lorsqu’elle est retenue prisonnière. Han Solo, lui aussi prisonnier, a la chance de porter une tenue plus pratique pour s’évader. 

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Dans la lignée du male gaze, il est aussi important de penser qui regarde qui, et comment. Pop-corn à la main, vous observez un homme rencontrer une femme. A l’écran, un gros plan sur le visage de l’homme, puis, suivant son regard, la caméra se tourne et nous montre des jambes, des hanches, une poitrine, et, finalement, le visage du personnage féminin. Vous avez probablement vu, à travers ce fameux panoramique vertical, le corps de Megan Fox dans Transformers. Sinon, peut-être que c’est Margot Robbie se changeant dans Suicide Squad, Salomé Dewaels au théâtre dans Illusions Perdues, ou encore Cameron Diaz dans une banque dans The Mask, ou une myriade d’autres actrices. 

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De façon moins évidente, la mise en scène des émotions est aussi un facteur important pour penser l’objectification : des études ont montré qu’à l’écran, les personnages féminins pleurent davantage et sont plus émotifs, là où les personnages masculins sont davantage en colère et agressifs.

Les étapes du projet

Au sein de TRACTIVE, 1914 scènes ont été annotées selon ces différents critères dans une base de données rendue publique, ObyGaze12. Pour ce faire, les expert·es du projet, après avoir défini un ensemble de critères, ont visionné douze films et découpé les scènes où, selon leur interprétation, un personnage féminin était objectifié. Il s’agit ensuite de cocher un niveau d’objectification (un peu, beaucoup, pas du tout…) et d’indiquer pourquoi : les choix de costumes, les plans, les jeux de regards…

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Les annotations croisent les critères mentionnés précédemment avec cinq caractéristiques qui définissent, selon ses chercheur·ses, l’objectification : la mise en scène du point de vue d’un homme sur une femme, la sexualisation, la surveillance des corps, l’inaction féminine ou la possession masculine, et l’infantilisation ou animalisation des personnages féminins. 

Enfin, une fois ces données obtenues, elles ont été mises en commun pour vérifier le niveau d’accord des expert·es. Ceci a montré, par exemple, qu’un seul élément (par exemple le dialogue) ne suffit pas pour déterminer qu’un personnage est objectifié, mais qu’il en faut plusieurs

Une deuxième étape a été de concevoir des algorithmes d’intelligence artificielle et de les « entraîner » avec des scènes et leurs annotations. L’enjeu, avant d’avancer, est déjà de savoir si un algorithme peut détecter l’objectification, puis quels éléments seront le plus détectables : dialogue, costumes, plans… Pour ceux qui le sont moins, il faut continuer à travailler à concevoir de nouveaux modèles d’intelligence artificielle ! 

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Enfin, une troisième étape est de rendre ces algorithmes interprétables, pour voir s’ils peuvent enrichir l’analyse en sciences sociales. Le 20 juin dernier ont été présentés les premiers résultats de TRACTIVE à la conférence CVPR à Seattle, un rendez-vous incontournable où sont présentées les avancées scientifiques en intelligence artificielle pour la vision, et qui a réuni 12000 personnes. 

Les apports du projet TRACTIVE

Quand le projet sera fini, ses modèles d’intelligence artificielle permettront de détecter automatiquement les motifs d’objectification à l’écran. Ses outils seront rendus accessibles au public sur Internet afin d’enrichir les études et discussions autour des inégalités de genre au cinéma, mais aussi dans d’autres types de vidéos, comme des publicités, des contenus de réseaux sociaux, etc. Très prometteur, TRACTIVE ouvre aussi la voie à de nouveaux modèles qui pourraient élargir l’analyse à la représentation d’autres minorités à l’écran (personnes racisées, LGBTQIA+, en situation de handicap, etc). 

Au cœur des controverses récentes autour de l’IA générative et de l’art, il est important de préciser que l’outil créé par TRACTIVE a avant tout pour but de détecter des motifs visuels et sonores d’objectification. Or, la simple capacité d’un algorithme d’IA à repérer l’objectification montre à quel point elle est répétitive et stéréotypée : à travers une multitude de films, on voit les mêmes plans, les mêmes mouvements de caméra, les mêmes éléments de dialogue. Loin de viser à brider la création artistique, TRACTIVE souligne à quel point cette création est bridée par des stéréotypes. 

Ce projet montre que l’objectification des femmes à l’écran, bien que subtile, est tangible, puisqu’elle peut être détectée par un algorithme !  Or, comme le disait Simone de Beauvoir : « Nommer, c’est dévoiler. Et dévoiler, c’est agir. » Il est donc important de ne pas laisser ces motifs cinématographiques dans l’implicite. Les outils produits pourront alors servir dans un cadre d’enseignement à prendre du recul sur des éléments tellement répandus au cinéma qu’ils en deviennent presque invisibles.

Il s’inscrit dans la lignée de nombreuses réflexions sur l’objectification des femmes à l’écran et de luttes dans l’industrie du cinéma pour proposer un autre regard. On peut penser par exemple au concept de female gaze évoqué par Laura Mulvey et développé davantage par Iris Brey qui déconstruit le regard porté sur les corps féminins au cinéma. Elle propose d’étudier les techniques que déploient des productions comme Fleabag, Portrait de la jeune fille en feu, I May Destroy You, ou encore I Love Dick pour se mettre « dans la peau du personnage, de ressentir ce qu’une héroïne traverse », et « désirer en dehors d’un schéma de domination ». Le projet TRACTIVE cherche à apporter une pierre à l’édifice avec un outil qui favorisera de nouveaux récits, et de nouvelles manières de faire du cinéma.

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L’Observatoire des images, créé en 2021, est le premier organe associatif regroupant celles et ceux qui s’intéressent au rôle des images au cinéma, à la télévision, dans les jeux vidéos et dans les publicités, notamment sur Internet. Convaincu.e.s que les images peuvent figer les représentations et enfermer dans des stéréotypes, ou au contraire permettre l’émancipation et ouvrir le champ des possibles, les partenaires de l’observatoire se sont réunis pour réfléchir et agir ensemble, que ses membres travaillent dans la production, la distribution, le financement, la communication, la recherche, les institutions…

Les objectifs de la coalition sont notamment de : sensibiliser les pouvoirs publics, les professionnels et le public ; développer la recherche sur la réception des images et mettre en lumière les travaux existants ; agréger et soutenir les pratiques professionnelles ; valoriser les projets et les équipes soucieux de lutter contre les clichés.

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