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FOCUS
#32
Cancer du sein : les séries pointent vers les normes sexistes
Avec Barbara Laborde, maîtresse de conférences en cinéma et audiovisuel à l’Université Sorbonne Nouvelle. Ses recherches portent sur la télévision et les nouveaux médias, et notamment leur réception, via la constitution de communautés de fans. Elle étudie également l’éducation aux médias, et les représentations de la santé dans les contenus audiovisuels.
En synthèse : Le cancer du sein dans les séries télé est souvent un prétexte pour interroger les normes de genre. Cependant, loin de donner lieu à des transgressions, la résolution du nœud narratif vient souvent conforter ces normes : cette pathologie permet de rendre coupables des femmes qui sortent des normes patriarcales, et, s’il transforme les personnages masculins en êtres sensibles, cette sensibilité conduit à renforcer leur position dominante.
Les anthropologues ont remarqué que l’on cherche souvent à justifier une maladie , comme si celle-ci n’était pas arrivée par hasard. Dans les fictions, chercher des causes à une pathologie qui ne peut s’expliquer, c’est juger la morale du personnage touché, qui aurait en quelque sorte provoqué son sort. Or le cancer du sein a cela de particulier qu’il s’attaque à (voire détruit) une partie du corps vue comme “féminine”. Il vient alors questionner les comportements de genre des protagonistes, en lien par exemple avec la sexualité ou la maternité.
Le cancer du sein à l’écran, une punition pour les femmes qui défient les normes sexistes
Le cancer du sein met en question la féminité des personnages. Lorsque l’issue est fatale, la mort apparaît comme une punition pour un comportement non conforme aux normes patriarcales. C’est manifeste dans The L Word (2004-2009), où Dana Fairbanks, un des personnages principaux de la série, lesbienne, meurt d’un cancer du sein, fauchée en pleine jeunesse. Sa mort ne peut être expliquée par son âge ou de mauvaises habitudes de vie (elle est très sportive, mange sainement). Alors, de quoi est-elle coupable : de sa beauté, de son orientation sexuelle ? La mutilation qu’elle subit (la mastectomie), son enlaidissement, son corps malade longuement montrés à l’écran durant cinq épisodes, renforcent l’idée que le cancer du sein vient punir cette héroïne qui déroge aux règles de la féminité traditionnelle. Le cancer – et particulièrement le cancer du sein – peut alors se lire comme une punition du personnage “par où elle a pêché”, c’est-à-dire sa sexualité féminine alors considérée comme “déviante”, même si le scénario s’en défend. Les fans ne s’y trompent pas, faisant de ce type d’usage scénaristique de la mort d’un personnage homosexuel un cliché discriminant et récurrent dans les fictions audiovisuelles : “bury your gays” .
A contrario, si le personnage féminin survit à la maladie, le cancer devient un outil scénaristique de réhabilitation qui sauve le personnage… en le remettant dans la norme. C’est le cas de Samantha, parangon de la femme volage libérée sexuellement, dans la dernière saison de Sex and the City (1998-2004). Après son cancer du sein, elle va finalement adopter une attitude plus sage, et se ranger au modèle normé du couple hétérosexuel fixe, pour qui sait… devenir mère ? Reprenant le même schéma que les films de l’âge classique d’Hollywood, la maladie est une punition moralisatrice, un moyen de remettre les personnages dans la norme. Le cancer du sein est une ficelle scénaristique qui permet de rendre coupable, puis de sauver ou condamner des femmes défiant les normes sexistes.
Le cancer du sein rend les personnages masculins sensibles, sans pour autant inverser les rôles traditionnels des genres
Si, dans le monde réel, seulement 1% des sujets atteints du cancer du sein sont des hommes , contre toute attente, de nombreux personnages masculins sont touchés par cette pathologie dans les fictions sérielles. Quand cette maladie statistiquement massivement féminine touche un homme, elle change les représentations que les autres ont de lui. Elle représente une menace de féminisation d’une masculinité dominante, jusqu’ici triomphante. Ryan O’Reilly dans Oz (1997-2003), est un bon exemple. Après l’annonce du diagnostic, O’Reilly s’exclame “je n’ai pas des seins, mais un torse (…) je suis pas une tante (a fag)”. Il avoue sa peur du regard des autres, qui pourraient considérer la maladie – et particulièrement cette maladie-là – comme un signe ostensible de faiblesse (féminine). C’est également le cas de Christian Troy dans Nip/Tuck (2003-2010) : homme “à femmes”, son cancer du sein remet en cause ses capacités de séduction.
Au fil des scénarios, ces personnages se “féminisent” effectivement. O’Reilly va se révéler sensible, amoureux (de Gloria, son médecin), empathique (avec son frère) et repentant – traits traditionnellement considérés comme féminins. De son côté, Christian décide après son cancer de fonder une famille avec son amie Liz, anesthésiste lesbienne qui l’a aidé durant sa chimio, pour offrir une “mère” à son fils, et renoncer à un mode de vie dans lequel il considérait les femmes uniquement comme des proies sexuelles.
Cependant, Liz va se découvrir hétérosexuelle après avoir couché avec Christian. L’anormalité de la maladie permet donc le retour à la norme hétérosexuelle de la domination masculine. On assiste à une réassignation des rapports de genre : l’homme est dans l’action, la décision, tandis que la femme est dans le “care”, la soumission aux normes patriarcales par amour. C’est aussi le cas dans Oz : Ryan fait assassiner le mari de Gloria, élue de son cœur, pour pouvoir être avec elle. En lui avouant ensuite cet acte, il la condamne à rester dans un rôle de care, de compassion et de pardon, auquel elle se soumet là aussi “par amour”.
La féminisation du personnage masculin devient donc un outil de “re-masculinisation “ : elle rend le protagoniste sensible, ce qui permet un rapport amoureux hétérosexuel, qui renvoie ensuite le personnage féminin à son rôle traditionnellement genré. Si le cancer du sein ouvre une brèche vers une “sensibilité féminine”, il est donc finalement un moyen de mettre en question puis de réaffirmer la domination masculine.
Le cancer du sein est un outil scénaristique utilisé dans les fictions sérielles pour interroger le genre. Il constitue, pour les protagonistes féminines, une punition à un comportement défiant les normes sexistes, remettant le personnage dans la norme ou le condamnant. Pour les personnages masculins, s’il rend le protagoniste plus sensible, cela permet surtout de renforcer un rapport de domination genré dans le couple. La boucle est bouclée : l’homme reste un homme (sensible), la femme rentre dans le rang. La maladie bouscule l’existence mais la norme est sauve.
Face à cela, il est urgent de changer les représentations, et de ne plus aborder le cancer du sein comme une maladie punitive. Il est urgent de représenter avec justesse la façon dont les femmes et leur entourage font face à la maladie, comme cela avait été fait dans Plus Belle La Vie autour de la maladie d’Alzheimer (cf focus #2 ). En effet, des représentations réalistes peuvent permettre aux spectateurs de se sentir en meilleure capacité de compréhension, d’empathie et donc d’accompagnement des personnes malades – un impact positif qui atteint aussi les non-spectateurs, par ricochet !
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