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FOCUS
#33
Science-fiction et films d’horreur : pour les minorités, c’est GAME OVER
Avec Laurent Guido, historien et professeur à l’Université Sorbonne-Nouvelle à Paris, dont les recherches portent sur les liens entre film, corporéité et musique, ainsi que sur les théories du spectaculaire dans le contexte de la culture de masse, et Charles-Antoine Courcoux, maître d’enseignement et de recherche à la section d’histoire et esthétique du cinéma de l’Université de Lausanne, dont les recherches portent entre autres sur la masculinité et la technologie dans le cinéma américain contemporain.
En synthèse : Si les figures des films d’horreur ou fantastiques effrayent, c’est parce qu’elles entretiennent une relation étroite avec les peurs collectives de la société. Un film étant le produit du contexte dans lequel il émerge, les années 1970 voient apparaître de nombreuses fictions au caractère anxiogène voire paranoïaque. Cette tendance traduit en creux une tendance à diaboliser des aspects de la société considérés comme des fléaux. Souvent, ces repoussoirs montrent les minorités, notamment les femmes, dont l’émancipation est présentée comme un danger. À travers l’exemple de la technophobie dans les films de science-fiction, le lien entre peurs collectives et représentation des minorités à l’écran apparaît inévitablement.
Siegfried Kracauer, dès le début du XXème siècle, évoquait la nécessité de dépasser la simple « analyse de contenu » des films. Précurseur dans la sociologie du cinéma, il établit un lien étroit entre les images et le contexte dans lequel elles sont produites. Ce phénomène de double influence est particulièrement marqué dans les films dits fantastiques, d’horreur et de science-fiction. Malgré le « flou définitionnel » qui empêche ces trois genres d’être regroupés sous un seul et même terme, leur point commun est rapidement identifiable : en projetant l’ensemble de ce qu’ils rejettent en une figure repoussoir, ils sont l’expression des peurs collectives de leur temps. Ces films et les représentations qu’ils laissent transparaître ont d’autant plus d’influence qu’ils constituent la majorité des blockbusters d’Hollywood. Le regard du public est sujet à une attraction étrange : la mise en scène de ce qui le terrifie est aussi ce qui le fascine.
Les monstres des films d’horreur, reflets de nos propres peurs
Les films fantastiques et de science-fiction agissent comme des « textes réflexifs » : ils dressent le portrait de la société qui les voit émerger et, inversement, leur production est conditionnée par cette même société. Dans les années 1970, la guerre du Vietnam fait planer une tendance à l’anxiété qui se retrouve dans les studios hollywoodiens. Une période anxiogène avec un essor technoscientifique et des bouleversements sur les plans sociaux, politiques et symboliques, d’où naissent les « disaster movies » des années 1970, des films qui mettent en scène les risques d’une société qui reposerait excessivement sur la technologie. L’un des plus célèbres de cette période, « 2001 : A space Odyssey » de Stanley Kubrick, envisage le futur de la civilisation sous un angle apocalyptique. Le monde du cinéma se met alors à parler d’une « paranoïa » pour décrire l’émergence de fictions qui font écho aux troubles anxieux collectifs.
Afin de représenter cette « paranoïa » ambiante, les réalisatrices et réalisateurs ont besoin d’opposer au héros un ennemi qui légitimerait son état d’angoisse. Pour ce faire, ils utilisent le célèbre procédé de la diabolisation de l’autre. Ériger un personnage en héros par opposition à une instance altérisée est une méthode récurrente du cinéma, notamment aux États-Unis. Michael Rogin explique les raisons de la construction d’une telle dichotomie dans les films fantastiques et d’horreur : selon lui, la désignation unilatérale d’un ennemi correspond à une tradition politique américaine. Ayant historiquement toujours perçu un ennemi extérieur, comme les régimes fascistes ou communistes, ou intérieur, comme les Noirs ou les « Indiens » d’Amérique, la relégation d’une figure en marge des codes sociaux n’est pas surprenante, si l’on considère les films comme un reflet déformé d’une société. Après la caricature des natifs Américains dans les Western, les années 1980 sont décrites par Rogin comme le paroxysme de la stigmatisation de l’autre. En effet, lorsqu’ils tiennent à mettre en avant un héros, les scénarios présentent un autre personnage comme son antagonisme. Le blockbuster de science-fiction « Retour vers le futur » (1985) montre une scène où le héros Marty Mcfly et le Docteur Brown se sauvent des griffes de Libyens à qui ils doivent de l’argent pour leur avoir acheté du plutonium. Cette scène n’est pas une exception dans la représentation péjorative et souvent violente des personnages arabes dans le cinéma hollywoodien de l’époque. En fonction de l’adversaire choisi pour l’intrigue, une idéologie se dessine au fil des scènes : sont discrédités les personnages considérés comme néfastes au bien commun, dans les films comme dans la réalité.
Les idéologies prônées à l’écran correspondent généralement à celles du pouvoir en place, ce qui explique que les peurs projetées soient celles de l’ordre bourgeois, capitaliste, patriarcal et hétérosexuel dominant. Les femmes, les ouvriers, les étrangers et les idées protestataires sont alors incarnés soit par les monstres à travers un procédé d’identification du spectateur aux victimes, soit par les victimes à travers un procédé de mise à distance. Des films comme « Halloween » de John Carpenter (1978) traduisent par exemple une punition de la liberté sexuelle par le tueur en série. A ce sujet, Barbara Creed aborde la représentation de la sexualité féminine comme monstruosité dans le cinéma d’horreur, comme dans « The Exorcist » (1979). Une des caractéristiques communes à ces films concerne le rejet des peurs collectives sur une altérité effrayante : ainsi, le spectateur peut identifier les valeurs qu’il souhaite bannir et celles qu’il approuve à la vue du personnage diabolisé. A l’inverse, le genre de l’horreur peut véhiculer une idéologie d’un autre bord, imprégnée d’idées contestataires, comme dans le contexte d’émergence de mouvements sociaux des années 1970. Paru en 1974, « The Texas Chainsaw Massacre » est teinté d’un discours dénonçant le capitalisme puisqu’il présente l’aliénation tayloriste des ouvriers comme une source de perversion sadique. Si les films d’horreur peuvent traduire en creux une idéologie, cette tendance décline dans les décennies suivantes. Leur sérialisation et leur standardisation, par exemple l’évolutionxx de « Halloween » en saga reprenant le tueur Michael Myers, a entraîné l’affaiblissement de leur dimension sociale. Contrairement à l’originale, la version de « The Texas Chainsaw Massacre » de 2003 contient des scènes de violences dites gratuites, dénuées de sens politique quelconque.
Technophobie ou misogynie ?
Cette période est marquée par l’émergence de multiples films de science-fiction avec pour sujet central une nouvelle peur : celle de la technologie. En effet, en période de fort essor techno-scientifique (informatique, génétique et numérique) le cinéma des années 1970 à 2010 utilise la technologie comme figure de repoussoir. Celle-ci incarne tous les travers de la société que le héros cherche à combattre, souvent parce qu’elle remet en cause l’ordre établi. Les films et leurs robots deviennent alors un prétexte pour pousser l’humain dans ses retranchements ; certains, comme « Terminator » ou « Blade Runner », questionnent même la nature et l’identité humaine en mettant en scène l’utilisation des machines à des fins malveillantes.
Mais les films de science-fiction aux aspects technophobes interrogent surtout des problématiques sociales telles que les rapports de genre. Charles-Antoine Courcoux distingue dans ses recherches deux périodes où la construction des masculinités héroïques dans le cinéma hollywoodien s’opère via une opposition aux machines. Premièrement, la période 1968-1987 voit apparaître des robots chargés de connotations hypermasculines comme dans « Terminator » ou « Star Wars ». Puis, entre 1996 et 2014, les machines tendent à se voir attribuer des caractéristiques féminines : dans « I, Robot » sorti en 2004, l’intelligence artificielle aux traits féminins V.I.K.I. menace la société car elle s’est émancipée du contrôle de son créateur. Comme dans « Terminator 3 », la représentation des femmes dans l’imaginaire technophobe est donc réduite à celle d’une machine dont l’indépendance est considérée comme un danger pour l’ensemble de l’ordre social. La masculinité se construit dès lors en opposition aux femmes-machines : dans « I, Robot », le personnage masculin incarné par Will Smith sent sa masculinité mise à mal par V.I.K.I., mais finit par l’affronter pour reconquérir sa position hégémonique. Cette peur de la technologie masque, entre les mailles des scénarios technophobes, une peur de l’émancipation des femmes.
En somme, le cinéma de science-fiction et d’horreur est bien plus engagé qu’on ne le pense : à travers le phénomène de diabolisation de l’autre, il véhicule les peurs collectives de son temps et a une portée idéologique.
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