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#27

Araignées du soir, espoir : « Vermines » tisse sa toile loin des clichés

En collaboration avec Fabien Truong, professeur agrégé HDR à l’Université Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis, auteur de « Loyautés radicales : l’islam et les mauvais garçons de la nation » (2017) et de « Jeunesses françaises : Bac+5 made in banlieue » (2015). Ses recherches portent sur la jeunesse des banlieues, notamment celles de Seine-Saint-Denis et de l’Essonne.

En synthèse : Le film « Vermines » (2023), porte un regard nouveau sur la banlieue grâce à la profondeur de ses personnages, loin des clichés habituels notamment en ce qui concerne les jeunes femmes. Sous le couvert d’un film d’horreur, Sébastien Vanicek réalise une fable politique qui met en lumière les mécanismes qui perpétuent l’exclusion sociale et la précarité.

Dans la chronologie récente des films de banlieue, « Vermines » succède à « Athéna » (Romain Gravas, 2022), « Bac nord » (Cédric Jimenez, 2020) et « Les Misérables » (Ladj Ly, 2019). Le réalisateur, ancien habitant de Noisy-le-Grand, situe l’intrigue dans la ville où il a grandi, dans un immeuble HLM de la cité des Arènes de Picasso, envahi par des araignées terriblement venimeuses et capables de se reproduire exponentiellement. Le film d’horreur se transforme rapidement en film de survie : les habitants ont interdiction de quitter l’immeuble et sont livrés à eux-mêmes, piégés. S’ensuit alors un jeu de massacre et de survie hautement urticant, même si on reste loin de « L’Horrible Invasion » (1977) de John Cardos et ses 5000 tarentules vivantes.

Déconstruire les clichés des jeunes de banlieue

Sébastien Vaniček joue avec les clichés sur les « banlieusards » : chaque personnage est introduit avec des traits conformes aux stéréotypes préexistants. Cependant, au fil de la progression du récit, ces clichés servent de base à une réflexion sociologique qui dévoile la complexité de chaque jeune.

Kaleb est initialement suspecté de trafic de drogue en raison de son origine africaine et des nombreuses commandes postales qu’il effectue. Un de ses voisins, Gilles, ira jusqu’à pénétrer par effraction chez lui pour vérifier qu’il ne détient pas de marchandises illicites : il s’avère qu’il vend des baskets de luxe à son compte, de façon déclarée, pour arrondir ses fins de mois.

Un client de Kaleb est perçu initialement comme l’archétype du voyou en menaçant Kaleb qui tarde à lui livrer ses « Nike ». Une image de ses chaussures trouées suggère subtilement que sa situation financière est précaire.

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Kaleb, le protagoniste de « Vermines », dans son stock de baskets

La démarche du réalisateur noiséen fait écho à celle de Mathieu Kassovitz. Dans son célèbre film « La Haine » (1995), la scène mythique où Vincent Cassel imite Robert de Niro devant son miroir est une façon de montrer les coulisses d’une masculinité en construction, déconstruisant le cliché du jeune de banlieue « naturellement » dur et insensible. Ainsi, dans « Vermines », Sébastien Vaniček s’appuie sur les clichés auxquels les jeunes de banlieue sont associés au quotidien pour les détourner.

Contourner l’impasse biographique des jeunes de banlieue

En délimitant l’action dramaturgique dans le présent, tous les films dits « de banlieue » qui ont précédé « Vermines » immobilisent les jeunes de banlieues dans ce que Fabien Truong nomme « l’impasse biographique ». En suivant les péripéties de la bande d’amis d’un matin au suivant, le scénario de « La Haine » les représente sans aucun projet de vie à moyen et long terme. Même chose pour le scénario des « Misérables » (Ladj Ly, 2019) où l’action prend place lors d’une journée d’altercations sans fin entre la BAC, les « gitans d’un cirque » et les habitants de la cité de Montfermeil.

Bien que « Vermines » se déroule également dans une durée de temps réduite – la nuit de l’invasion des araignées – le scénario prend le parti de raconter le passé des personnages et la façon dont ils ont évolué depuis leur enfance. À mesure que l’invasion progresse, Kaleb et Jordy déterrent leurs souvenirs communs et le film fait le récit d’une amitié à laquelle tous les spectateurs s’identifient. Cet attachement aux personnages permet de mieux ressentir l’injustice de la situation de Kaleb lorsqu’il a vu son ami partir pour réaliser ses rêves tandis que sa famille n’en avait pas les moyens.

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Jordy et Kaleb, les meilleurs amis d’enfance dans « Vermines »

Les personnages de « Vermines » se projettent dans un avenir professionnel réaliste, bien loin des success-stories, rares par définition, mais dont le cinéma français s’empare régulièrement (Yvan Attal, « Le Brio », 2017 ; Kery James, « Banlieusards », 2019). En devenant policière, Lila incarne le symbole de ces petites ascensions sociales en banlieue où la fonction publique représente un vivier important d’emplois. Autre cas de figure, Kaleb et Manon travaillent à leur compte : il vend des chaussures, elle rénove des appartements. Ce choix scénaristique renvoie au mirage capitaliste qu’entretient l’auto-entrepreneuriat dans les classes populaires. Il souligne au passage qu’une large partie des jeunes de banlieue vivent de petits boulots. Cependant, Manon compte monter sa propre entreprise de BTP en vendant leur appartement.

« Vermines » évite ainsi la dichotomie entre une jeunesse de banlieue qui basculerait dans l’inactivité et appartiendrait à une contre-communauté hostile à la France, ou au contraire serait solidaire de la république en incarnant la promesse méritocratique.

Représenter des dynamiques socio-économiques spécifiques aux banlieues

Dans « Vermines », le portrait de la banlieue ne s’arrête pas à ses habitants mais il englobe les dynamiques socio-économiques des banlieues. Loin de présenter la cité de Noisy-le-Grand comme une entité uniforme, Sébastien Vaniček dépeint une grande diversité ethnique et de milieux sociaux – mettant à l’écran un panorama de ménages : familles, mères célibataires, personnes âgées, orphelins… Le film reste néanmoins réaliste sur les disparités de richesse, malgré la prévalence de la pauvreté. Certains résidents, comme Gilles, ont la possibilité de rénover leur appartement, tandis que d’autres ne bénéficient pas de cette possibilité : Manon, la sœur de Kaleb, travaille pour lui, ce qui l’empêche de trouver du temps pour rénover son propre appartement.

Cette variété de situations permet également d’observer un phénomène de mobilité différentielle qui touche davantage les jeunes femmes en banlieue. Par exemple, Manon et Lila ont quitté ou envisagent de quitter la banlieue grâce à leur emploi : l’une travaille dans le BTP, tandis que l’autre est policière. La propension plus marquée de jeunes femmes à vouloir quitter la banlieue (par rapport aux jeunes hommes) s’explique en partie par la stabilité professionnelle qu’elles acquièrent. Cette dynamique est spécifique aux banlieues tandis que dans d’autres milieux sociaux, ce sont les filles qui demeurent géographiquement proches de leurs parents.

Mais, « Vermines » introduit une réflexion sur le sentiment paradoxal que représente cette mobilité pour les habitants de banlieue. Si quitter la cité est vécu pour Manon comme un moyen de retrouver des conditions de vie plus dignes, la mobilité est éprouvée par Kaleb comme un arrachement à un milieu social dans lequel il a tissé des interrelations complexes. Ce paradoxe intérieur est illustré par la fête de départ de la doyenne de l’immeuble, laquelle représente à la fois la promesse d’une vie meilleure mais aussi un déracinement total.

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Manon se dispute avec son frère concernant le déménagement hors de la banlieue

En prenant en considération la variation de ces misères de position, c’est-à-dire toutes ces souffrances « verticales » qui s’immiscent à l’intérieur d’une même catégorie plus « horizontale » (« la banlieue », « les classes populaires », « les immigrés »), Sébastien Vaniček offre une image plus réaliste des banlieues, comme le creuset d’une société particulièrement inégalitaire et genrée, malgré des profonds liens de solidarités.

Le discours de Sébastien Vaniček se concentre sur l’absence de politiques d’aides ou plutôt l’abandon de l’État de ces populations marginalisées.

Il y a un parallèle évident entre les araignées, enfermées dans des boîtes, et la manière dont est traitée la « vermine » de banlieue, isolée dans sa périphérie. « Il faut ouvrir les boîtes », dit un des personnages. C’est la seule façon de s’en sortir. Par conséquent, la violence dans « Vermines », bien que prédominante, ne vient pas des habitants de la banlieue noiséenne mais du contexte de confinement.

Cela distingue le film des « Misérables » ou de « la Haine », où la violence explose dans les altercations entre policiers et jeunes de banlieue suite à des dérapages. « Vermines » rend inopérant tout jugement moral envers les populations de banlieues : il n’y a pas de bons ou de mauvais comportements mais des réactions face à une situation injuste, liée à la gestion de l’État de la prolifération des araignées, sans que personne ne soit directement à l’origine de la violence.

Ainsi, le réalisateur Sébastien Vaniček tisse sa toile sur les banlieues, un milieu qu’il connaît et où il a grandi. Il y déconstruit une série de clichés tout en démontrant que c’est l’abandon politique qui condamne les habitants de banlieue à l’exclusion sociale et à la précarité. Il ouvre ainsi la voie à une nouvelle approche cinématographique des banlieues.

L’Observatoire des images, créé en 2021, est le premier organe associatif regroupant celles et ceux qui s’intéressent au rôle des images au cinéma, à la télévision, dans les jeux vidéos et dans les publicités, notamment sur Internet. Convaincu.e.s que les images peuvent figer les représentations et enfermer dans des stéréotypes, ou au contraire permettre l’émancipation et ouvrir le champ des possibles, les partenaires de l’observatoire se sont réunis pour réfléchir et agir ensemble, que ses membres travaillent dans la production, la distribution, le financement, la communication, la recherche, les institutions…

Les objectifs de la coalition sont notamment de : sensibiliser les pouvoirs publics, les professionnels et le public ; développer la recherche sur la réception des images et mettre en lumière les travaux existants ; agréger et soutenir les pratiques professionnelles ; valoriser les projets et les équipes soucieux de lutter contre les clichés.

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