FOCUS
#28

Sous cape d’invisibilité, des handicaps victimes des clichés

Avec Alexandre-Giacomo Marcel, interne en médecine générale, cinéaste et étudiant en Master de didactique de l’image à l’université Sorbonne-Nouvelle, dont les recherches s’orientent sur l’interdisciplinarité possible entre le cinéma et la médecine.

En synthèse : Les représentations dépourvues de stéréotypes sur les handicaps invisibles demeurent rares, soulignant ainsi une méconnaissance de ceux-là. Pour favoriser l’inclusion des personnes souffrant d’un handicap invisible, il est crucial pour les cinéastes d’adopter une approche qui respecte la singularité de chaque handicap. En parallèle, des initiatives telles que la base de connaissances LULA montrent la voie en favorisant l’inclusion des personnes en situation de handicap dans l’industrie, agissant ainsi en coulisses pour un changement durable.

Le pouvoir de représentation que porte le cinéma et la télévision sur le handicap est considérable car il met en lumière les discriminations que subissent les personnes concernées. Il en va donc de la bonne insertion dans la société des personnes présentant un handicap invisible dont la maladie est souvent incomprise, et chez qui les risques d’isolement, de marginalisation et de désinsertion sociale sont majeurs.

L’invisibilisation des handicaps invisibles

En France, 12 millions de personnes sont en situation de handicap, et parmi elles, 80% souffrent d’un handicap invisible. Ces conditions, résultant de troubles psychiatriques, neurologiques, ou d’autres affections non apparentes, posent des défis particuliers en termes de reconnaissance : le sociologue Erving Goffman qualifie ce type de handicap comme une « limitation durable des possibilités d’interaction sans que l’entourage puisse comprendre qu’il s’agit bien d’un handicap ». Cette méconnaissance conduit fréquemment à une incompréhension, une minimisation voire une négation, tant de la part de la personne concernée que de son entourage. 

La difficulté de comprendre et représenter ces handicaps induit son absence dans les médias et au cinéma, contribuant ainsi à perpétuer les stéréotypes et à marginaliser cette importante partie de la population. 

Plus problématique encore, lorsqu’un handicap invisible est abordé à l’écran, il est le plus souvent dépeint de manière inappropriée ou caricaturale, comme l’illustre la série Monk, où les TOCs (troubles obsessionnels compulsifs) du personnage principal sont exploités à des fins comiques, renforçant ainsi les préjugés associés. 

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Adrien Monk dans Monk

Utiliser les images pour aborder le handicap invisible ?

Alors que certains médias commencent à aborder le sujet, comme le média spécialisé Petite Mu, le cinéma et la télévision peuvent également jouer un rôle clé. Car s’il est difficile de montrer l’invisible à l’image, sa puissance émotionnelle pourrait être un médium puissant pour aider les personnes à mieux appréhender le handicap. Ainsi, une responsabilité fondamentale incombe aux parties prenantes du secteur audiovisuel : identifier les caractéristiques spécifiques du handicap qu’ils représentent plutôt que de se concentrer sur l’apparence extérieure. Les réalisatrices et réalisateurs peuvent alors s’éloigner des stéréotypes habituels pour se concentrer sur la réalité de la vie avec un handicap invisible, en montrant les défis quotidiens, les émotions et les expériences des personnes concernées. 

Dans le film Tully de Jason Reitman (2018), le personnage de Marlo souffre d’une dépression depuis l’arrivée de son troisième enfant. À cela, s’ajoute la pression sociale qui oblige Marlo à dissimuler sa dépression. Cette dissonance psychiquement et physiquement coûteuse va entraîner Marlo à se nier elle-même. Ainsi, l’invisibilisation du handicap de Marlo est illustrée ici comme une incompatibilité entre « ce que je suis, ce que je pense être et ce que les autres voient de moi », rejoignant la définition d’Erving Goffman.

Ici, le sujet est traité finement, mettant en scène la défaillance de la sphère familiale, amicale ou institutionnelle dans les difficultés auxquelles est confrontée Marlo tout en soulignant l’issue heureuse d’un accompagnement adapté. Ce film démontre qu’il ne suffit pas de montrer un personnage avachi dans son canapé pour traiter du sujet de la dépression, comme il ne suffit pas de mettre un comédien dans un fauteuil roulant pour représenter une forme de handicap moteur, ou d’accessoiriser un personnage avec un appareil auditif pour représenter les personnes malentendantes. Il faut voir, ressentir, éprouver avec les personnages des difficultés liées au handicap qu’il soit visible, ou non.

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Marlo dans Tully

La série Sex Education fait également bouger le curseur des représentations du handicap invisible. L’épisode 7 de la saison 4 met en évidence les enjeux d’accessibilité dans l’espace public. Lorsqu’une alarme incendie retentit à l’école, Aisha, élève sourde, est laissée en plan parce qu’elle est incapable d’entendre l’alarme mais aussi parce que personne ne remarque son handicap. En plus de mettre en scène de façon très claire ces difficultés liées à l’inaccessibilité de leur école, les showrunners proposent une lecture originale de cette injustice, donnant lieu à une contre-révolution des élèves qui s’allient à leurs camarades ; et donnant aussi envie aux spectateurs de se joindre au mouvement !

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Aisha dans Sex Education (Saison 4 Episode 7)

Faire bouger les lignes de l’industrie

Pour relever ce défi, les cinéastes gagnent à adopter une approche respectueuse et concertée. Cela implique de s’entourer et parler directement avec des personnes concernées, qu’il s’agisse des personnes en situation de handicap, des aidants ou des soignants, mais aussi d’encourager les castings d’acteurs en situation de handicap pouvant incarner ces personnages qui leur ressemblent. Enfin, il est crucial de représenter ces personnages sans les réduire à leur handicap, afin de restituer une puissance d’être et d’agir aux personnes handicapées.

Hormis quelques célébrités, la présence des personnes handicapées est encore rare dans l’industrie, quels que soient les métiers. Or si le handicap était intégré à tous les moments de la chaîne de production, peut-être deviendrait-il banal ? Pour faire bouger les lignes du côté des employeurs et des diffuseurs, l’Observatoire des images, soutenu par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), a co-développé la base de connaissances Les Uns et Les Autres (LULA) avec une coalition de 12 entreprises du secteur. Cette ressource a pour but d’accompagner celles et ceux qui travaillent dans le cinéma et l’audiovisuel dans leurs réflexions autour de l’employabilité des personnes en situation de handicap devant comme derrière la caméra. Elle permet notamment de répondre à des questions cruciales que se posent les parties prenantes du secteur du cinéma et de l’audiovisuel : « Quels critères définissent la situation de handicap ? », « Quelles obligations m’incombent en tant qu’employeur pour le recrutement de personnes en situation de handicap ? » ou encore “Comment ajuster un poste de travail pour répondre aux besoins d’une personne en situation de handicap ?”. L’intégralité des questions et des réponses issues de la base de connaissances est publiée sur le site de l’observatoire des images. 

L’absence de représentation du handicap invisible à l’écran accentue la marginalisation des personnes en situation de handicap. Ainsi, les réalisateurs et les réalisatrices ont donc le rôle crucial d’identifier les différentes facettes du handicap à l’écran tout en dépeignant ses impacts spécifiques sur divers aspects de la vie.  L’inclusion des personnes en situation de handicap dans la société exige la mobilisation totale de la chaîne de production et de diffusion : la base de connaissances LULA représente une première étape vers ce changement.

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La base de connaissances Les Uns et Les Autres (LULA)

L’Observatoire des images, créé en 2021, est le premier organe associatif regroupant celles et ceux qui s’intéressent au rôle des images au cinéma, à la télévision, dans les jeux vidéos et dans les publicités, notamment sur Internet. Convaincu.e.s que les images peuvent figer les représentations et enfermer dans des stéréotypes, ou au contraire permettre l’émancipation et ouvrir le champ des possibles, les partenaires de l’observatoire se sont réunis pour réfléchir et agir ensemble, que ses membres travaillent dans la production, la distribution, le financement, la communication, la recherche, les institutions…

Les objectifs de la coalition sont notamment de : sensibiliser les pouvoirs publics, les professionnels et le public ; développer la recherche sur la réception des images et mettre en lumière les travaux existants ; agréger et soutenir les pratiques professionnelles ; valoriser les projets et les équipes soucieux de lutter contre les clichés.

Rejoignez-nous : observatoiredesimages.org